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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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Cours sur la justice et le droit
La justice dépend-elle uniquement du droit ?
 
ou Le droit est-il toujours juste ?
 
ou Le respect de la loi suffit-il pour faire un monde juste ?
 
ou Suffit-il de respecter la loi pour assurer la justice ?
 
 
Introduction
 

 
"Fiat justicia, pereat mundus"
 
 Il peut paraître étrange de se demander si le droit est toujours juste. En effet, les termes de "droit" et de "justice" ne sont-ils pas synonymes ? L'origine même du mot "droit" semble le confirmer ; "droit" se dit en effet en latin jus qui a donné "juste". Le juste, ce serait donc ce qui correspond au droit, ce qui en découle. Cependant, plusieurs différences existent entre le droit et la justice. Le droit marque la chose à respecter, que l'on réclame pour soi comme on la doit aux autres ; la justice en revanche est la conformité à cette chose, la règle qui la fait respecter. Autrement dit, le droit dépendrait de la justice au sens où il a pour fonction d'instaurer la justice, et la justice dépendrait du droit au sens où c'est le respect du droit qui permet à la justice d'exister (le droit rendrait réelle la justice). Plus encore, le droit a une valeur légale, et il est objectif : on réclame son droit ; la justice a quant à elle une valeur morale et elle est subjective : on demande justice. Ainsi, on vous fait justice en proclamant que vous avez agi selon le droit.
 On comprend mieux ainsi la légitimité de la question. Le droit ne se confond pas avec la justice, il doit la réaliser. Autrement dit, le droit doit être juste. Mais cela ne signifie pas que le droit parvienne à atteindre ce but, c'est-à-dire qu'il soit effectivement juste. La question mérite donc bien d'être posée : "Le droit est-il toujours juste ?".
 La réponse à cette question nécessite bien entendu de définir plus précisément les notions de droit et de justice. Toutefois, le terme de "justice" possède tellement de sens différents, que se lancer dans un exercice de définition exhaustif risque plus de nous égarer que de nous éclairer. Nous nous contenterons donc de définir le droit, et de faire apparaître les différentes acceptions de la justice au fur et à mesure de notre réflexion.
 Le droit est l'ensemble des règles qui s'imposent aux hommes vivant en société. Mais cette définition très générale peut être divisée en deux autres définitions : celle du droit positif et du droit naturel. Nous verrons que cette division du droit englobe tous les enjeux de la question posée. En effet, pour savoir si le droit est toujours juste, il faut savoir de quel droit on parle, et se demander si c'est le droit positif ou le droit naturel qui définit ce qui est juste.
 
Mais qu'est-ce la justice ? À cette question, les réponses ne manquent pas, et chacun semble avoir son opinion sur le sujet.
 
 
I.                   Qu'est-ce que la justice ?
 
 
  1. Le règne du droit
 
 
 Remarquons tout d'abord que le terme de justice a une signification différente selon qu'il renvoie à une institution ou à une valeur. Selon l'étymologie, la justice c'est d'abord la décision d'un juge, qui prononce selon le droit. Le terme de "justice" vient en effet du latin jus, qui signifie "droit". Juger ou judicare, c'est "dire le droit", jus dicare. D'une façon général, la justice désigne alors l'institution dont la fonction est de d'appliquer les lois, c'est-à-dire le pouvoir judiciaire.
La justice apparaît donc lorsque le droit se substitue au règne de la force, là où la punition vient remplacer la simple vengeance.
 
→ Cf. texte de Hegel, Propédeutique Philosophique, Premier cours, § 21, p. 53.
→ Cf. textes d'Alain, Eléments de philosophie, VI, 4.
ou Propos, 18 avril 1923, t. I, Pléiade, p. 484-485.
 
Droit public
Droit privé
Le droit public régit l'existence et l'action de la puissance publique. Il diffère par la place laissée à la jurisprudence et à la pratique.
Le droit pénal (ou criminel) est une partie du droit public qui a trait à la détermination et à la sanction des infractions.
Le droit privé est la partie du droit qui régit les rapports entre les particuliers, qu'il s'agisse de personnes physiques ou de personnes morales de droit privé.
Le droit civil est la branche essentielle du droit privé traitant des personnes (capacité, famille, mariage, etc.), des biens, des successions, des obligations, etc.
 
 
 Mais la justice désigne aussi la valeur qu'on attache au jugement rendu. En ce sens, on parlera, par exemple, de lois justes ou injustes, de la justice ou de l'injustice de la décision du juge. On dira alors que c'est au nom de la justice comme valeur qu'est critiquée la justice comme institution. Cependant, la conception que chacun se fait de la justice est variable, et untel estimera juste une décision qu'un autre estimera injuste.
 
Problème : il faut trouver un critère du juste.
 
  1. Le sentiment d'injustice.
 
 
"S’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de la justice."
Héraclite d’Ephèse
 
 À défaut de pouvoir dire ce qui est juste, on peut, semble-t-il du moins, dire ce qu'est l'injustice, ne serait-ce que parce qu'elle est éprouvée par chacun. S'il n'y a pas de justice, comme on le dit, il y a à coup sûr de l'injustice, et sur ce point, notre sentiment ne saurait nous tromper. L'injustice, chacun d'entre nous l'a ressentie à un moment ou à un autre de son existence, et ce de façon précoce. Il n'est pas exagéré de dire que c'est par elle que s'éveille chez l'enfant une conscience morale, c'est-à-dire la faculté de porter sur ce qui existe un jugement de valeur.
 
→ Cf. texte de Chaïm Perelman, Droit, Morale et Philosophie, p. 27
 
C'est dans la relation à autrui, vécue sur le mode de la rivalité, ou du moins de la comparaison, à l'occasion d'un partage, d'un classement, que naît le sentiment d'injustice. "C'est pas juste !" s'exclame l'enfant qui s'estime lésé ou moins bien traité qu'un frère, qu'un camarade.
Mais cette sensibilité à l'injustice peut s'interpréter de plusieurs façons. Elle peut témoigner tout bonnement de la difficulté à accepter la justice, toute de rigueur et de sévérité et qui nous oblige au partage et au renoncement. Elle met, en tout cas, en évidence ce fait qu'il est plus facile de dire ce qui est injuste que de dire ce qui serait juste.
On peut se demander par ailleurs si le fait que le sentiment d'injustice ne nous livre pas pour autant une connaissance positive du juste ne tient pas surtout à sa nature même. Le sentiment renvoie à ce qui est vécu par un sujet et n'est pas universalisable. Or la justice est ce qui vaut pour tous, et non seulement pour moi. Faire fond sur le sentiment pour déterminer un critère du juste et de l'injuste, c'est risquer de confondre son intérêt, ses désirs et la justice elle-même. Nous sommes partiaux dans nos jugements. Mais, dira-t-on, ce sentiment d'injustice nous ne l'éprouvons pas forcément pour nous-mêmes. Il peut s'étendre au proche, ou même au lointain. Nous sommes souvent scandalisés par une injustice qui ne touche pas directement nos intérêts. Pourtant la sincérité et la générosité ne suffisent pas à elles seules à garantir le bien-fondé de notre jugement. D'abord, parce que nous sommes alors confrontés à des points de vue différents du nôtre, également recevables par définition. Ensuite, parce que notre sentiment dépend des circonstances et des moyens par lesquels notre sensibilité est touchée. Les medias jouent un rôle essentiel dans ce domaine.
 
Problème : tout sentiment est subjectif, et l'on ne saurait donc trouver un critère universel du juste sur le sentiment d'injustice.
 
  1. Les difficultés à définir la justice
 
Justice distributive
Justice corrective
 
 
 
 
→ Cf. texte de Léo Strauss, Droit naturel et histoire, pp. 136-137.
 
→ le recours à la loi semble nécessaire pour définir ce qui est juste.
 
 
 
II.                La distinction entre droit positif et droit naturel.
 
 
→ Cf. texte d'Aristote, Rhétorique, 1373b, traduit du grec par M. Dufour, Éd. Les Belles Lettres, 1932, t. I, p. 130.
→ Cf. texte de Hobbes, Léviathan, 1651, Livre II, § 26, tr. G. Mairet, Folio essais, p. 430.
→ Cf. texte de Julien Freund, Qu'est-ce la politique ?, Paris, Sirey, 1965, Points Politique, pp. 141-142.
 
 
 Le droit positif[2] est l'ensemble des règles obligatoires qui régissent une société donnée à une époque déterminée. Il puise ses sources dans la coutume et dans la loi. Il émane d'une autorité qui le promulgue et le fait exécuter par des moyens et sous des sanctions non moins déterminées. Il suppose une nation juridiquement organisée en État qui constitue l'autorité sociale remplissant les fonctions législative, administrative et judiciaire. Son caractère obligatoire s'exprime dans des règles impératives, appelées souvent d'ordre public, qui ne peuvent être transgressées sous peine de sanctions civiles ou pénales ; et dans les règles interprétatives ou supplétives qui interprètent et suppléent la volonté présumée des parties.
→ le droit positif est particulier (relatif à une société donnée), temporel (il change avec les époques).
 
Comme l'écrit Julien Freund :
 
"Le droit positif, qui est l'ensemble des règles générales effectivement en vigueur dans une société politique donnée et imposée par le pouvoir (législatif ou exécutif), a le caractère d'un impératif hypothétique, c'est-à-dire qu'il vaut chaque fois pour une collectivité et non pas pour une autre. Ses règles peuvent tomber en désuétude, elles peuvent être abrogées suivant les nécessités et l'évolution de la société. Elles ne sont donc valables que dans des conditions historiques, politiques, économiques et sociales données."
 
 
Julien Freund considère donc le droit positif comme un impératif hypothétique, c'est-à-dire qu'on ne doit y obéir que dans des circonstances données. L'obéissance au droit positif est donc conditionnée ; elle est relative.
 
 Le droit naturel affirme la validité de normes immuables et universelles, indépendantes du temps et de l'espace. C'est le droit idéal qui présenterait un caractère d'universalité, d'imprescriptibilité qu'il tiendrait de la nature même de l'homme (en tout cas pour le droit naturel au sens moderne, qui se distingue du droit naturel au sens classique. Nous reviendrons plus loin sur cette distinction). Celle-ci lui conférerait des droits supérieurs aux droits de la société et de toute autorité chargée d'édicter des règles sociales positives (réelles). Toute société, toute autorité organisée n'existerait que par l'homme et pour l'homme. À l'homme seraient donc attachées des valeurs supérieures d'un caractère sacré auxquelles aucune autorité ne pourrait porter atteinte.
→ le droit naturel est universel (il vaut pour tous les hommes) et intemporel (il vaut de toute éternité).
Julien Freund le considère comme un impératif catégorique car "il affirme la validité de normes immuables et universelles, indépendantes du temps et de l'espace"[4]. L'obéissance au droit naturel est donc inconditionnée (elle ne dépend pas des conditions, autrement dit, elle doit être absolue).
 
 
 
 
Droit positif
 
 
 
 
Droit naturel
Il est particulier
Il est universel
Il est temporel
Il est éternel, intemporel
Définit les normes de la justice légale
Définit les normes de la justice morale
 
Repères : Universel / Général / Particulier / Singulier
Une proposition est universelle quand elle vaut pour absolument tous les individus d'une classe considérée (Ex. : tous les hommes sont mortels, la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits). Alors qu'une proposition générale peut admettre des exceptions, parce qu'elle est le fait d'une généralisation empirique qui peut toujours être démentie, la proposition universelle exclut tout exception.
Une proposition est particulière quand elle concerne une partie déterminée d'une classe (Ex. : certains hommes sont chauves), singulière quand la proposition s'applique à un sujet unique (Socrate est mortel).
 
 
Repères : Absolu / relatif
 L'absolu (lat. absolutus, de ab, et solutus, délié = parfait, souverain) c'est ce qui, dans la pensée comme dans la réalité, ne dépend de rien d'autre que de soi et contient en soi-même sa raison d'être.
 Le relatif, c'est ce qui est susceptible d'être mis en relation, ou en rapport, avec d'autres choses.
 
 
 Ainsi, le droit naturel serait en quelque sorte l'ensemble des règles théoriques idéales qui devraient s'imposer, alors que le droit positif est l'ensemble des règles qui s'imposent. Droit naturel et droit positif peuvent se rencontrer et se compléter dans la mesure où l'idéal du droit naturel devrait servir de base et de modèle à l'autorité sociale chargée d'édicter le droit positif.
 Cependant, envisager le rapport du droit positif et du droit naturel simplement comme une soumission du premier au second, c'est faire taire un peu rapidement le conflit qui peut exister entre ces deux sources du droit (et par là de la justice). C'est impliquer que la justice morale serait supérieure à la justice légale et que la première devrait toujours primer sur la seconde. Or, non seulement droit positif et droit naturel peuvent se contredire, mais cette contradiction n'implique pas nécessairement la supériorité du droit naturel sur le droit positif. La question de la légitimité reste donc posée, et par là de l'origine de la justice. L'exemple canonique est bien entendu l'exemple d'Antigone :
 
→ Cf. texte de Sophocle, Antigone (env. 442 av. J.-C.), Éd. Les Belles Lettres, trad. P. Masson.
 
Nous allons donc devoir réfléchir au conflit entre droit positif et droit naturel, et examiner les arguments des défenseurs du premier, puis du second.
 
 
III.             Le positivisme juridique
 
 Il n'existe aucune loi qui ait été tenue pour juste partout et toujours. Ce constat peut conduire au relativisme éthique, ou au positivisme juridique, selon lesquels chaque ensemble de normes morales, chaque éthique, ou chaque ensemble de normes juridiques, ne vaut que relativement à la société qui l'a adopté. L'argument des relativistes est que si la raison humaine est capable de justifier un jugement de fait de façon indiscutable : "La Terre est ronde", elle est en revanche incapable de justifier de façon indiscutable un jugement de valeur qui dit ce qui doit être, par exemple : "On doit payer ses impôts !"
 
 
Jugement de fait
Jugement de valeur (ou de droit)
Il juge, ou constate, ce qui est.
Ex. : cette voiture est rouge, ou il existe des voleurs.
Il juge ce qui devrait être, autrement dit, ce qui est bon.
Ex. : cette voiture rouge est belle, ou il ne faut pas voler autrui.

 
 Il n'y a donc pas de définition universelle de la justice. Pour autant, il est impossible d'ignorer que la société a besoin que soient adoptées des valeurs ou des normes juridiques et qu'on s'y tienne.
 
 Dans sa Théorie de la justice, John Rawls montre qu'il faut bien distinguer "le concept de justice" des diverses "conceptions de la justice". En effet, tous les hommes sont d'accord pour dire que les institutions doivent être justes, et que celles-ci sont justes lorsqu'il n'est fait "aucune distinction arbitraire entre les personnes dans la fixation des droits et des devoirs de base", et lorsque les règles "déterminent un équilibre adéquat entre des revendications concurrentes à l'égard des avantages de la vie sociale[5]". Tous les hommes sont donc d'accord sur le concept de justice ainsi défini. Par contre, le désaccord survient quand il s'agit de déterminer ce que signifie une distinction arbitraire et un équilibre adéquat, notions comprises dans le concept de justice. Ces notions sont laissées à l'appréciation de chacun, selon ses propres principes de justice. Aussi, c'est parce que les hommes sont en désaccord sur les principes fondamentaux qu'ils sont amenés à avoir des conceptions différentes de la justice.
 
 Au lieu de chercher en vain l'idée philosophique de justice, mieux vaut se contenter d'une convention : on appellera juste ce qui est contenu dans le droit positif, c'est-à-dire les lois établies.
 
1.      La justice comme utilité commune
 
 On trouve déjà une idée semblable chez Épicure, au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Selon lui, le droit n'existe que par des conventions, qui varient selon les circonstances de la vie sociale. Mais, de par sa nature, le droit est toujours et partout établi par les hommes pour éviter de se nuire mutuellement. C'est ainsi qu'il écrit dans ses maximes :
 
"Le droit naturel[6] est une convention utilitaire en vue de ne pas se nuire mutuellement. […] La justice n'existe pas en elle-même, elle est un contrat entre les sociétés, dans n'importe quel lieu et à n'importe quelle époque, pour ne pas causer et pour ne pas subir de dommages. […] Parmi les prescriptions qui sont édictées comme justes par les lois, celle que le témoignage commun reconnaît utile aux rapports sociaux est juste, qu'elle soit la même pour tous les hommes ou non"[7].
 
→ Cf. texte d'Épicure, Maximes fondamentales, XXXI à XXXVII.
 
Le droit positif définit ce qui est juste dans la mesure où il relève d'un accord entre tous les citoyens.
 
Retravailler à partir du chapitre 26 du Léviathan. Voir aussi Spinoza, TTP, p. 16 et p. 261.
 
C'est la même idée que défend Hobbes. Pour lui :
 
"les lois sont les règles du juste et de l'injuste ; rien n'étant réputé injuste si ce n'est pas contraire à une certaine loi"[8].
 
 Mais les lois dont il est question ici, ce sont les lois civiles, c'est-à-dire celles qui ont été instituées par le législateur (c'est-à-dire le Souverain, car lui seul peut être législateur). Ces lois sont justes parce que les citoyens ont passé un contrat avec l'État ; ils ont accepté d'obéir au souverain si, en échange, celui-ci les protège. La loi étant le moyen pour l'État d'assurer la sécurité de la société, la loi (le droit) a pour fin l'utilité commune (en premier lieu la sécurité commune). C'est pourquoi la loi est toujours juste ; elle est le produit d'un accord de tous les citoyens.
 
"Là où il n'existe aucune puissance commune, il n'y a pas de loi ; là où il n'y a pas de loi, rien n'est injuste"[9].
 
ou encore
 
"[…] là où aucune convention n'a été antérieurement passée, il n'y a pas de droit qui ait été transféré, et chacun a un droit sur toute chose ; et par conséquent, aucune action ne peut être injuste. En revanche, quand une convention est passée, la rompre est alors injuste. La définition de l'INJUSTICE n'est rien d'autre que la non-exécution d'une convention. Et tout ce qui n'est pas injuste et juste"[10].
 
→ Cf. texte de Hobbes, Léviathan, 1651, Livre II, § 30, tr. G. Mairet, Folio essais, p. 509.
 
Comme l'écrit Hobbes, "ce qui fait la loi, ce n'est pas la vérité, mais l'autorité". Ici, la vérité désigne la justice (glissement du juste comme justesse au juste comme justice).
Mais en même temps, puisque l'utile (ou le bon) dépend de chacun, il est normal que les lois varient selon les sociétés, et que donc ce qui est jugé juste varie.
 
→ Cf. texte de Hobbes, Léviathan, 1651, Livre I, chap. 6, tr. Fr. Tricaud, éd. Sirey, 1971, p. 48.
 
Remarque : Hobbes défend néanmoins l'existence d'un droit naturel, lequel est supérieur au droit positif. Ce droit naturel est celui qui nous autorise à "nous défendre nous-mêmes par tous les moyens possibles"[11]. Ceci apparaît logique, puisque le contrat passé avec l'État a pour but de préserver sa propre vie. Si le respect de la loi met en danger ma vie, alors il est naturel que je cesse de lui obéir.
 
2.      Le positivisme juridique de Kelsen
 
 Hans Kelsen (1881-1973), juriste américain d'origine autrichienne, est considéré comme le principal représentant du positivisme juridique au XXe siècle.
 D'un point de vue général, le positivisme juridique est un courant en philosophie du droit qui s'oppose au jusnaturalisme (de "jus" = droit, et "nature", d'où l'idée d'un "droit naturel") et prétend décrire le droit tel qu'il est. Il consiste à rejeter l'idée d'un droit idéal ou naturel, et à affirmer que seul le droit positif a une valeur juridique, et qu'il est donc la seule norme à respecter.
 
  1. Définition du droit
 
 Kelsen part de l'idée que :
 
"le droit apparaît comme un ordre social, comme un système de normes réglant la conduite mutuelle des hommes."
 
 
Autrement dit, le droit peut être défini comme un ensemble de règles, régissant la conduite des individus en société. Le droit est donc un ordre normatif ; il constitue un ensemble de normes, c'est-à-dire de règles énonçant une obligation (ou un devoir-être). Le droit a pour fonction de dire ce que nous devons faire, ou ce que nous ne devons pas faire.
→en interdisant certains comportements, et en en autorisant certains autres, le but du droit est d'amener les hommes à se conduire d'une manière déterminée.
 
 Plus précisément :
 
"le droit apparaît comme un ordre social basé sur la contrainte, comme un système de normes prescrivant ou autorisant des actes de contrainte sous la forme de sanctions socialement organisées."
 
 
→ les normes juridiques sont des normes coercitives, prescrivant ou autorisant l'emploi de la force ou de la contrainte. Cet acte de contrainte est appelé sanction.
C'est ce qui amène Kelsen à affirmer que :
 
"la fonction essentielle du droit est de régler l'usage de la force dans les relations entre les hommes."
 
 
Ce qu'il précise de la manière suivante :
 
"Il fixe en effet à quelles conditions et de quelle manière tel individu peut faire usage de la force à l'égard d'un autre. Comme la force ne doit être employée que par certains individus spécialement autorisés à cet effet, tout autre acte de contrainte a, dans n'importe quel ordre juridique positif, le caractère d'un acte illicite"[15].
 
 C'est en ce sens que le droit se distingue d'autres ordres normatifs, et notamment de la morale.
 
  1. La séparation droit/morale et droit/justice
 
 Pour Kelsen, il est nécessaire de séparer le droit aussi bien de la morale que de la justice.
 
 Tout d'abord :
 
"le droit et la morale sont deux ordres normatifs distincts l'un de l'autre"[16].
 
 D'un point de vue purement juridique, un système juridique n'est ni bon ni mauvais. Il n'est bon ou mauvais qu'en fonction d'un jugement moral extérieur au droit. S'il y avait confusion entre droit et morale, alors il serait impossible de porter un jugement moral sur un système juridique. Comme l'écrit Kelsen :
 
"un ordre juridique ne peut être qualifié de bon ou de mauvais que s'il est distinct de la morale"[17].
 
 Par ailleurs :
 
"Les normes morales ne prescrivent ni n'autorisent de sanctions à l'égard des comportements qu'elles qualifient d'immoraux."
 
 
 Alors que le droit sanctionne la violation de la loi par la contrainte, la violation d'une norme morale est sanctionnée par l'approbation des comportements qui lui sont conformes et par la désapprobation des comportements contraires.
→ pas d'usage de la force.
Rajoutons que le droit ne sanctionne pas le respect de la loi (pas de récompense), tandis que la morale le fait.
 
 En ce qui concerne le rapport entre droit et justice, Kelsen est là aussi partisan d'une séparation radicale. L'idée de justice suppose en effet l'existence d'une norme de justice qui soit universelle, ou absolue. Or, une telle norme n'existe pas selon lui :
 
"Dans son sens propre l'idée de justice est une valeur absolue, un principe qui prétend être valable toujours et partout, indépendamment de l'espace et du temps, et par conséquent éternel et immuable. Ni la science du droit, ni aucune autre science ne peut en déterminer le contenu, car celui-ci varie à l'infini"[19].
 
→ il n'existe pas de norme de justice absolue, universelle. Autrement dit, "la justice est un idéal irrationnel"[20] ; elle ne peut pas être définie rationnellement.
 
Ce que montre la réalité, c'est que :
 
"Les hommes divergent d'opinions quant aux valeurs à considérer comme évidentes."[21], et que "ce que l'un tient pour mauvais, l'autre peut le trouver excellent."
 
 
Pour Kelsen, ce sont des mobiles d'ordre purement psychologique qui poussent les individus à défendre telle conception de la justice plutôt que telle autre. C'est pourquoi un individu "considèrera par exemple qu'un ordre juridique communiste est injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle"[23], et qu'un autre individu considérera quant à lui "qu'un ordre juridique communiste est juste parce qu'il garantit la sécurité sociale"[24].
 
→ Cf. texte de Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934, Chapitre 3, Éditions de la Baconnière, trad. H. Thévenaz, pp. 60-61.
 
→ Cf. texte de Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934, trad. H. Thévenaz, Éd.de la Baconnière, 1953, pp. 61-63.
 
Puisqu'il n'existe pas de justice entendue comme valeur absolue (une telle norme de justice permettrait d'exclure toute norme de justice qui ne lui serait pas conforme), il devient dès lors impossible de faire dépendre le droit d'une norme de justice qui lui préexisterait. En effet, si on accepte l'idée contraire, à savoir qu'il existe plusieurs normes de justice différentes, alors un système juridique donné, s'il est en accord avec la norme de justice sur laquelle il se fonde, entrera en contradiction avec une autre norme de justice. En d'autres termes, tout système de droit devient critiquable en vertu d'une norme de justice autre. Aucun système juridique ne peut dès lors se considérer comme pleinement légitime.
 
→ Cf. texte de Hans Kelsen, "Justice et droit naturel", dans Annales de philosophie politique, vol. 6, PUF, 1959, pp. 66-67.
 
 On comprend dès lors que Kelsen rejette la notion de droit naturel.
 
  1. La critique du droit naturel
 
 Pour Kelsen, l'erreur de la doctrine du droit naturel, c'est de ne pas faire de distinction entre le droit et la nature.
 
"L'erreur caractéristique de la doctrine du droit naturel est d'ignorer cette différence entre la nature et le droit"[25].
 
En d'autres termes, il y a confusion entre les lois naturelles, causales, formulées par les sciences de la nature, et les lois sociales, normatives, formulées par la science du droit.
 Pour le droit naturel, les lois de la nature ont un caractère normatif ; la nature serait ainsi législatrice, elle serait une création de Dieu, une manifestation de sa volonté.
 
"Prétendant trouver des normes juridiques dans la nature, la doctrine du droit naturel se fonde sur une interprétation religieuse ou socio-normative de la nature."
 
 
→ Cf. texte de Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934, trad. H. Thévenaz, Éd.de la Baconnière, 1953, pp. 96-98.
 
→ pas de distinction entre ce qui est et ce qui doit être, entre l'être et le devoir-être, entre le fait et la valeur.
 
 
Repères : En fait / En droit
Le fait désigne ce qui est, présent, accompli. En fait, il y a des individus qui tuent d'autres individus.
Le droit désigne, au contraire, ce qui devrait être, relativement à des normes ou des lois. En droit, il est interdit de tuer un autre individu.
Un voleur peut, en fait, s'emparer de mon bien et en être le "possesseur" factuel. Mais, cela ne lui transfère pas mon droit de propriété.
Ajoutons que ce qui devrait être "en droit" permet de critiquer ce qui existe "en fait".
 
  1. La positivité du droit
 
et ces normes sont positives (d'où le terme de "droit positif") dans la mesure où elles ont été "posées", c'est-à-dire créées par un acte de volonté accompli dans l'espace et dans le temps. Comme l'écrit Kelsen :
 
"Pour qu'une norme positive existe, il faut qu'elle ait été créée par un acte, soit par un fait qui s'est produit dans l'espace et dans le temps."
 
 
→ Cf. texte de Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934, trad. H. Thévenaz, Éd.de la Baconnière, 1953, pp. 28-29.
 
On parlera alors de la validité d'une norme juridique.
 
"La validité d'une norme positive n'est autre chose que le mode particulier de son existence."
 
 
Autrement dit, une norme est valable ou valide, à partir du moment où elle existe. Il y a donc identité entre la positivité de la norme et sa validité, ce qui signifie qu' "une norme positive existe quand elle est valable"[29], et inversement, qu'elle est valable quand elle existe.
 Kelsen distingue 4 types de validité : spatiale (une norme vaut pour un lieu déterminé), temporelle (elle vaut pour une durée donnée), matérielle (une norme régit un certain type de comportements, qui peuvent relever par exemple du domaine de la religion, de l'économie ou de la politique), et enfin personnelle (une norme s'adresse à certains individus, et pas à d'autres).
 Toutefois, Kelsen prend soin de préciser que l'efficacité d'une norme est une condition de sa validité :
 
"une norme cesse d'être valable, donc d'exister comme telle, quand les individus dont elle règle la conduite ne s'y conforment plus dans une mesure suffisante."
 
 
 Question : qu'est-ce qui fait qu'une norme posée est valable ?
 
 La validité des normes juridiques ne dépend pas de leur contenu.
 
"Le droit peut avoir n'importe quel contenu et aucun comportement humain n'est par lui-même inapte à devenir l'objet d'une norme juridique. La validité d'une telle norme n'est pas affectée par le fait que son contenu se trouverait en opposition avec une valeur quelconque, morale ou autre."
 
 
"Une norme juridique est valable si elle a été créée d'une manière particulière, à savoir selon des règles déterminées et une méthode spécifique. Le seul droit valable est le droit positif, celui qui a été "posé". Sa positivité réside dans le fait qu'il procède nécessairement d'un acte créateur et de trouve indépendant de la morale et de tout autre système normatif."
 
 
  1. La norme fondamentale et la pyramide des normes
 
 Le principe fondamental de cette théorie s'appuie sur l'idée de conformité. Ainsi, la norme inférieure valide ne peut être contraire à la norme qui lui est immédiatement supérieure. Si tel est le cas, un contentieux pourra aboutir à l' "annulation" ou la "correction" de la norme inférieure contraire, invalide. Au sommet de la pyramide, Kelsen place une norme hypothétique fondamentale, qu'il appelle Grundnorm.
 
 
→ Cf. texte de Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934, trad. H. Thévenaz, Éd.de la Baconnière, 1953, pp. 46-48.
 
Problème du conflit entre normes.
→ nécessite l'annulation d'au moins une des normes par un organe compétent.
 
 Le droit est un système normatif qui règle toutes les conduites humaines. En effet, tout comportement humain est soit interdit, soit permis. Avec pour principe fondamental que tout ce qui n'est pas interdit est permis. C'est ce principe qui est notamment énoncé dans l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 :
 
"La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas."
 
Il n'y a donc pas de lacunes dans le droit (quand on parle de lacune juridique, on utilise une expression fausse, on porte en fait un jugement politique ou moral sur le droit.
 
On voit donc bien que le droit ne tire sa légitimité que de lui-même, et non d'une norme de justice qui lui serait extérieure.
 
→ c'est le droit (positif) qui définit la justice, qui définit ce qui est juste.
 
"Le droit doit être appliqué même s'il est jugé mauvais."
 
 
Hans Kelsen en tire la conclusion que la légitimité d'un système de droit ne peut venir que de ce système lui-même. Plus précisément, ce qui fait qu'une loi est juste, c'est sa conformité avec une norme fondamentale, une norme de droit qui sert de fondement au système juridique dans son ensemble. C'est ici qu'intervient la théorie kelsenienne de "la pyramide des normes".
 
tout système de droit cohérent est valide en lui-même.
 
Ce qu'exprime clairement Hans Kelsen quand il écrit :
 
"Du point de vue de la science juridique, le droit sous le régime nazi était le droit."
 
 
 
Problème : le positivisme juridique est-il tenable ? Kelsen lui-même ne se contredit-il pas ?
 
→ Cf. texte de Julien Freund, Qu'est-ce la politique ?, Paris, Sirey, 1965, Points Politique, pp. 137-138.
 
 Un relativiste parfaitement logique avec lui-même devrait donc considérer comme moralement équivalents tous les systèmes de droit, pourvu que les lois soient appliquées avec impartialité et que des procédures régulières soient respectées. Cette dernière clause fixe une limite au relativisme absolu sur le plan moral. Car le seul fait de reconnaître la nécessité des procédures de la justice constitue déjà un choix moral : celui qui fait préférer les formes du procès à la vengeance personnelle, les délais de réflexion à l'emportement, les débats contradictoires aux décisions arbitraires.
 
 Le droit consiste donc à énoncer des règles et à les appliquer d'une façon équitable. Mais l'application équitable des règles suffit-elle pour que le droit soit toujours juste ou faut-il que les règles elles-mêmes le soient ?
 
 
IV.              Le droit naturel
 
 On le voit, le droit positif peut entrer en conflit avec la justice, ou du moins ce qui apparaît comme un principe supérieur de justice. La conformité à la loi ne définit que la légalité. Mais ce qui est légal n'est pas toujours légitime, c'est-à-dire conforme à ce qu'exige la conscience morale.
 
 
Repères : légal / légitime
 Le légal est une notion technique : c'est la conformité à un code réglementaire écrit, à un droit positif.
 La légitimité, en revanche, se comprend comme conformité à un ordre moral.
Par exemple, protester contre l'injustice d'une loi, c'est juger de la légalité à partir de la légitimité.
 
Que faire dès lors quand les règles du droit, par ailleurs légitimes (c'est-à-dire établies de manière légale, par exemple par un vote du parlement), semblent en opposition avec la justice ? Il arrive par exemple que le respect du droit de propriété empêche de donner un toit ou de la nourriture à des malheureux auxquels manque le nécessaire. Dans ce cas de nécessité, Thomas d'Aquin résout le conflit entre le droit et la morale en présentant cette dernière comme l'expression d'un droit supérieur : le droit divin.
 
→ Cf. texte de Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1269, I, II, q. 96, art. 4
ou Thomas d'Aquin, Somme théologique, question 66, article 7.
 
 Mais que convient-il de faire lorsque les lois établies par le droit positif semblent être absolument contraires à la justice ? La conscience commande alors de leur désobéir. Comme nous l'avons déjà évoqué, Antigone symbolise le refus d'obéir à une loi injuste. Certes, en choisissant d'écouter sa conscience plutôt que la loi, elle n'ignore pas qu'elle met en péril l'ordre social et la paix civile ; mais, ce faisant, elle estime obéir à un droit supérieur, que les philosophes qui s'en réclament ont appelé le droit naturel pour signifier qu'il est antérieur et supérieur aux conventions humaines, et que nul n'est autorisé à le transgresser ou à le modifier.
 
se pose le problème de la désobéissance civile
 
Exemple : la législation anti-juive de gouvernement de Vichy, instaurée en 1940.
 
 Le droit naturel est le droit idéal qui présenterait un caractère d'universalité, d'imprescriptibilité qu'il tiendrait de la nature même de l'homme. Celle-ci lui confèrerait des droits supérieurs aux droits de la société et de toute autorité chargée d'édicter des règles sociales positives.
→ c'est un droit au nom duquel l'autorité peut être contestée.
 
 En 1945, le Tribunal de Nuremberg a ainsi évoqué le droit naturel pour juger les hauts responsables nazis. Ceux-ci plaidaient qu'ils avaient respecté le devoir d'obéissance de tout citoyen aux lois de son État, en l'occurrence le IIIe Reich. Il leur fut opposé que leur politique avait violé deux principes que nul ne peut prétendre ignorer. Premièrement, rien n'autorise à nier le droit à la vie, à la liberté et à la dignité qui sont les conditions nécessaires à toute vie simplement humaine. Deuxièmement, rien n'autorise à river de ses droits fondamentaux telle ou telle catégorie d'êtres humains, quel que soit le critère choisi pour la définir (race, sexe, religion, etc.).
 
On peut considérer que le droit naturel moderne a suivi Locke dans la position des principaux droits naturels : le droit à la vie, le droit de propriété, la liberté de conscience.
 
→ Cf. Texte de Cicéron, Des Lois, 52 av. J.-C., Livre I, § XV et XVI.
ou texte de Montesquieu, De l'esprit des lois, 1758, livre I, chapitre 1.
ou texte de Léo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Plon, 1954, pp. 14-16.
 
 Pour Léo Strauss, rejeter le droit naturel conduit inévitablement à des conséquences désastreuses, car il conduit selon lui au nihilisme, c'est-à-dire à la négation de toute valeur :
 
"Si nos principes n'ont d'autre fondement que notre préférence aveugle, rien n'est défendu du ce que l'audace de l'homme le poussera à faire. L'abandon actuel du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus il s'identifie au nihilisme"[35].
 
Dès lors, tout devient possible (cf. les crimes nazis). On ne peut donc se contenter de l'existence du droit positif. Il doit exister une norme de justice supérieure, qui permette de juger le droit positif :
 
"Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu'il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du juste et de l'injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif[36]".
 
 La défense du droit naturel par Léo Strauss est avant tout négative ; elle consiste d'abord en une critique des conceptions qui s'opposent à l'idée de droit naturel : l'historicisme et le conventionnalisme.
 
 Selon l'historicisme, l'histoire et l'ethnologie nous ont appris que les notions de droit et de justice n'ont cessé de varier. C'est que toute pensée humaine est historique (fonction d'une situation historique) et par-là même incapable d'appréhender quoi que ce soit d'éternel. À supposer que quelque chose comme le droit naturel existe, l'homme serait donc incapable d'en déterminer la nature.
 
"On peut énoncer la thèse de l'historicisme radical de la façon suivante : toute compréhension, toute connaissance, si limitée et « scientifique » soit-elle, suppose un cadre de référence, un horizon, une vision d'ensemble dans laquelle elle se situe et en dehors de laquelle tout examen, toute observation, tout repère est impossible ; la vision de la totalité ne peut être soutenue par le raisonnement puisqu'elle est la base de tout raisonnement. Par conséquent, il y a une pluralité de visions aussi légitimes l'une que l'autre entre lesquelles nous devons choisir sans les secours de la raison"[37].
 
Léo Strauss combat cette conception :
 
"Bien loin de justifier les conclusions historicistes, l'histoire paraît plutôt prouver que toute pensée humaine, et davantage toute pensée philosophique, se porte toujours aux mêmes problèmes et aux mêmes thèmes fondamentaux, et qu'en conséquence une structure immuable demeure à travers toutes les variations de la connaissance humaine des faits comme des principes"[38].
 
"Toute doctrine du droit naturel prétend que les fondements de la justice sont accessibles à l'homme en tant que tel. C'est donc supposer qu'une vérité fondamentale peut lui être accessible"[39].
 
Le droit naturel implique que le problème fondamental de la philosophie politique (le problème du meilleur régime) est susceptible de recevoir une solution définitive.
 
 Le conventionnalisme considère que tout droit est conventionnel, c'est-à-dire relève d'une convention, d'un accord entre les hommes. La distinction fondamentale est ici encore la distinction nature/convention. C'est le décret de la société ou de la convention qui donne sa validité à la conception de la justice.
 
"Le droit est conventionnel parce qu'il ressortir essentiellement à la cité, et que la cité est conventionnelle"[40].
 
Résumé p. 105.
 
  1. Le droit naturel classique
 
 Le droit naturel classique, qui trouve son origine chez les penseurs grecs puis latins (Platon, Aristote, les Stoïciens), se fonde sur la différence entre la "nature" (physis, φúσις) d'un côté et la "loi" ou "coutume" (nomos, νóμος) de l'autre. Ce que la loi commande varie d'un endroit à l'autre, mais ce que l'on entend par "nature" devrait être la même chose partout.
 L'opposition est ici celle de la nature et de la culture. La nature, c'est ce qui ne change pas, tandis que la culture est le produit de l'activité humaine et donc de la liberté humaine. Par conséquent, la culture est le domaine du variable, du relatif. Il y a des cultures là où n'existe qu'une seule nature.
 
 L'idée de nature est alors liée à une perspective téléologique de l'univers (le monde finaliste de l'entéléchie aristotélicienne, le monde ordonné du cosmos stoïcien, ou le monde providentiel chrétien). Tous les êtres naturels ont une fin naturelle, une destinée naturelle qui détermine quelles sont les opérations qui sont bonnes pour eux.
 
"La vie bonne est la perfection de la nature humaine. C'est la vie conforme à la nature. On peut donc appeler "loi naturelle" les règles qui délimitent les caractéristiques de la vie bonne. La vie conforme à la nature est la vie d'excellence et de vertu, la vie d'une "personne bien", non la vie du plaisir pour le plaisir"[41].
 
L'homme étant par nature un être social, il est constitué à ne pouvoir (bien) vivre qu'en société. Ce n'est donc qu'au sein de la société qu'il peut atteindre sa perfection. La société doit donc être organisée de telle sorte qu'elle permette à l'homme d'atteindre sa fin naturelle.
 
"C'est sur la socialité naturelle de l'homme que repose le droit naturel au sens étroit de l'expression. Parce que l'homme est pas nature social, la perfection de sa nature inclut la vertu sociale par excellence, la justice : la justice et le droit sont naturels"[42].
 
Mais pour que la vie en société soit conforme à la nature, il faut que le droit (les lois établies pour permettre la vie sociale) soit conforme à la nature (droit naturel).
® la loi doit suivre l'ordre la nature.
 
Postulat : l'homme est doué de raison (ce qui le distingue de l'animal) et il y a coïncidence entre l'ordre de la nature et la raison humaine, ce qui permet d'inférer de l'ordre de l'être les normes du devoir.
 
 Il s'agit par conséquent d'instaurer le meilleur régime, la meilleure forme de gouvernement. Le droit naturel est en fait ce droit qui permet la réalisation du meilleur régime. C'est pourquoi pour Léo Strauss, la doctrine classique du droit naturel s'identifie à la doctrine du meilleur régime.
 
La doctrine du droit naturel classique permet ainsi de rendre compte de la diversité des lois sans pour autant tomber dans le relativisme.
 
→ Cf. texte de Léo Strauss, Droit naturel et histoire, pp. 99-100.
 
Problème : les conceptions du droit naturel sont diverses. Ainsi, c'est au nom de la nature que Calliclès défend la domination des forts sur les faibles.
 
→ Cf. texte de Platon, Gorgias, 483b-484a, trad. Canto, Garnier-Flammarion, 1987, pp. 212-213.
 
  1. Le droit naturel moderne
 
Leibniz s'oppose à Hobbes lorsqu'il écrit :
 
"La justice ne dépend point des lois arbitraires des supérieurs, mais des règles éternelles de la sagesse et de la bonté dans les hommes aussi bien qu'en Dieu."
 
 
 
IV.              Les droits de l'homme et leur critique
 
 L'idée des droits de l'homme tire son origine dans l'idée de droit naturel. L'homme a remplacé la nature (même si l'idée de nature subsiste dans l'idée de nature humaine) :
 
"Le changement fondamental […] se manifeste dans la substitution des « droits de l'homme » à la « loi naturelle » ; la loi qui prescrit des devoirs a été remplacée par des « droits » et l' « homme » a remplacé la « nature »."
 
 
Elle repose surla conviction que l'individu dispose, par nature, de droits inaliénables (qui ne peuvent être aliénés (rendus étrangers), c'est-à-dire dont on ne peut être dépossédé) et imprescriptibles (qui n'est pas susceptible de prescription, c'est-à-dire dont on ne peut mettre fin à l'obligation). L'individu humain comme tel, et non pas en raison de son appartenance à tel ou tel groupe, jouit de droits qui sont logiquement antérieurs aux institutions politiques et sociales (on dira qu'il en dispose même dans un "état de nature"), et il ne saurait en être privé ou s'en défaire, sauf à être privé de son humanité même, de sa "nature". Comme l'écrit Hegel :
 
"L'homme vaut parce qu'il est homme, non parce qu'il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc."[45].
 
En conséquence, ces droits ont pour la "société civile" un caractère impératif : ils marquent la limite infranchissable du pouvoir qu'elle a sur ses membres et sont aussi sa raison d'être ultime.
 
Cf. Déclaration d'Indépendance Américaine : "Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés".
Mais aussi Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (article 2) : "le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme".
 
Question : quel statut donner à ces déclarations ? En effet, les hommes ne sont pas créés égaux, et que sont des droits de liberté, qui demeurent pour beaucoup des possibilités vides, faute de conditions matérielles permettant de les exercer ?
 
 Trois questions au moins se posent concernant la notion de "droits de l'homme" : premièrement, quel est cet "homme" dont on énonce les droits ? Deuxièmement, qui les proclame et au nom de quoi ? Et enfin troisièmement, quels sont ces droits, et disposent-ils tous d'une même force normative ?
 
1.      Quel est cet "homme" dont on énonce les droits ?
 
 Il faut se demander s'il s'agit de l'homme "naturel", saisi selon son essence extra-politique, ou de l'homme en tant qu'il accède au statut "civil" ou "politique". La Déclaration des droits de l'homme et de citoyen (DDHC) manifeste en effet par son intitulé même cette ambiguïté. Les partisans au débat de 1789 insistent ainsi tantôt sur les droits de l'homme (naturel) tantôt sur ceux du citoyen (politique) ; ou bien encore, ils tentent de mettre en parallèle les "droits naturels de l'homme" et les "devoirs du citoyen" qui limitent l'exercice des premiers. Le texte définitivement adopté en août 1789 tentera, pour sa part, de concilier les deux orientations en faisant de la "conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme" le "but de toute association politique". Dès lors, la loi civile positive, conséquence de l'obligation politique, peut apparaître comme la garantie des droits conçus comme fondamentalement prépolitiques. Cependant, telle n'est pas la conception américaine, qui voit dans l'action de l'État, plus une menace pour les droits des individus qu'une garantie de leur effectivité. Il n'en demeure pas moins que la déclaration affecte non seulement le contenu des droits de l'homme, mais aussi leur forme : de facto, elle convertit les principes du droit naturel en normes positives.
→ passage du statut de principes de droit naturel à celui de normes sanctionnées par un texte positif.
 
L'idée que l'homme en tant que tel possède des droits n'est rendue possible que par la naissance de l'individualisme, c'est-à-dire l'idée que l'individu possède des droits qui peuvent être supérieurs aux intérêts de la société ou de l'État (ce dernier ne pouvant dès lors les violer).
 La raison humaine s'émancipe de l'autorité.
 Le droit est l'émanation d'une volonté et ne découle plus d'un ordre du monde.
 C'est donc la naissance de l'idée de droit subjectif, défini pat Grotius comme : "qualité morale, attachée à la personne, en vertu de quoi on peut légitimement avoir ou faire certaines choses"[46].
 
  1. Qui proclame les droits de l'homme, et au nom de quoi ?
 
 On retrouve pour cette question la même opposition "franco-américaine". La Déclaration d'Indépendance américaine y répond sans ambages : "Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables". C'est donc, comme chez Locke, sur des prémisses théologiques (c'est Dieu qui garantit les droits) que repose la détermination des droits et des devoirs fondamentaux. Pour les révolutionnaires français au contraire, c'est aux "représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale" qu'il incombe de "reconnaître et déclarer" les "droits de l'homme et du citoyen". Par la voix des "représentants du peuple français", c'est bien l'homme lui-même, dans son universalité, qui se déclare titulaire des droits que sa nature implique.
 
La déclaration des droits confère une vocation privilégiée à la liberté. L'acte déclaratoire est le fait "constituant" d'une liberté qui s'affirme elle-même, et qui s'affirme comme le principe du droit bien que, dans la liste des droits déclarés, la liberté n'apparaisse que comme un droit parmi d'autres, fût-il le premier.
→ la liberté naturelle apparaît comme le fondement métaphysique des droits de l'homme.
 
  1. Quels sont les droits de l'homme, sont-ils sur un pied d'égalité ?
 
 Cette question pose le problème du contenu des droits, mais aussi et surtout de la hiérarchie à opérer entre eux, dans la mesure où leur exercice s'oppose, qu'ils ne peuvent être garantis également.
 
 La hiérarchie des droits s'articule autour de la différence entre "droits-libertés" (des droits de…) et "droits-créance" (des droits à…). En effet, Locke et la tradition libérale ont défini un corps de droits fondamentaux conçus comme des prédicats inaliénables de l'individu : la vie, la liberté, la propriété de son propre corps, ainsi que le "travail de son corps" et "l'ouvrage de ses mains". Mais la place faite aux droits sociaux ne va cesser de croître au XIXe siècle puis au XXe siècle (la Déclaration de 1948 laisse une grande place aux droits sociaux. Cf. notamment les articles 22 à 25).
 Lorsqu'en 1848 le droit de vote, bien qu'encore réservé aux hommes, devient accessible aux électeurs des classes pauvres, ceux-ci peuvent faire entendre leur voix. La nécessité d'une nouvelle génération de droits s'impose, les droits sociaux, qui viennent s'ajouter aux libertés acquises, depuis 1789. En effet les droits de première génération étaient des droits de ne pas être empêchés, et donc des libertés qui pouvaient être satisfaites par de simples autorisations légales : le droit d'aller et venir, de changer de métier, de voter, de pratiquer la religion de son choix, etc.
 Les droits sociaux au contraire - le droit à la santé, à l'éducation, au travail, etc. - sont des droits à obtenir quelque chose : des prestations, des allocations, des subsides, des bourses, etc. L'État est tenu de les fournir à leurs bénéficiaires qui ont de ce fait sur lui une "créance".
 
Droits-libertés  ("les droits de…", en anglais : freedom from) = libertés
Droits-créances ("les droits à…", en anglais : freedom to) = droits sociaux
Ce sont des droits à faire quelque chose (ou du moins à ne pas y être empêché).Ils impliquent une abstention de l'État, sans exiger de sa part une action positive.
- Liberté personnelle
- Liberté d'opinion (notamment la liberté religieuse)
- Liberté d'expression et de presse
- La sûreté (qui comprend l'ensemble des garanties judiciaires)
- La propriété
Principe qui sert de fondement = la liberté
Ce sont des droits à obtenir quelque chose. Ces droits impliquent une action effective de l'État et, dans la majeure partie des cas, un engagement important de fonds publics.
- Droit à la santé
- Droit à l'éducation
- Droit au travail
- Droit au logement, etc.
Principe qui sert de fondement = l'égalité
 
           
Mais, pour cela, une loi ne suffit pas ; pour rendre ces droits sociaux effectifs, l'État doit nécessairement prélever des fonds sur la richesse des classes aisées.
 
Une première question se pose alors : ne s'agit-il pas d'une violation de la propriété privée, qui avait pourtant été déclarée un droit naturel de l'homme ?
 
On le voit, ces deux types de droit ne sont pas seulement de nature différente ; ils sont aussi possiblement contradictoires : les droits sociaux appellent une intervention de l'État dans la vie des individus, alors que la proclamation des droits-libertés tend à la circonscrire, sinon à la récuser.
 
 Le problème qui se pose ici est celui du choix de la liberté ou de l'égalité comme premier principe des droits de l'homme.
→ il faut donner un ordre de priorité aux différents droits.
 
 Pour les partisans des droits sociaux, la propriété, comme d'autres droits essentiels, peut être légitimement limitée par la loi si l'intérêt général l'exige. Or, c'est le cas puisque le maintien de la cohésion sociale est incompatible avec des inégalités ressenties comme des injustices. Les théoriciens socialistes vont plus loin . ils considèrent que la redistribution d'une partie des richesses aux classes laborieuses est en fait la restitution légitime de ce qui leur est dû, puisque, selon eux, c'est à cause du régime de propriété capitalistique qu 'elles ont été spoliées.
 
  1. Les critiques des droits de l'homme
 
    1. La critique conservatrice
 
 Pour les penseurs attachés aux valeurs et aux institutions traditionnelles, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen a le tort de vouloir ignorer et supprimer les différences sociales, historiques, culturelles entre les hommes. Elle va donc trop loin dans la voie de 1'uniformité. L'homme est une abstraction, une invention des philosophes :" il n'y a point d'homme dans le monde", mais "des Français, de Italiens, des Russes, etc.". C'est donc sur une "erreur de théorie" que repose tout la doctrine des droits de l'homme[47].
 Selon Burke, l'un des premiers porte-parole de cette critique, ces différences, transmises par la tradition, sont autant de richesses à préserver, ce que l'universalisme des droits de l'homme ignore au profit d'une idée abstraite et réductrice de l'homme. L'homme est une abstraction, seules sont réelles et susceptibles de fonder des droits – des droits essentiellement particuliers – les traditions et les histoires nationales singulières. Dès lors, une politique se fondant sur ces abstractions que sont l'homme est ses droits conduit logiquement à la destruction de toutes les traditions et à la révolution permanente.
 
→ Cf. texte de Burke, Réflexions sur la Révolution française, 1790, Slatkine reprints, 1980, p. 396.
 
    1. La critique marxiste
 
 Pour les penseurs socialistes, au contraire, la Déclaration de 1789 ne va pas assez loin dans le sens de l'égalité. Son tort est de ne pas remédier aux inégalités sociales. La critique que Marx lui adresse dans La Question juive est qu'elle distingue les droits politiques du citoyen et les droits de l'homme. En effet, elle affirme que les citoyens ont des droits politiques égaux, et sont supposés solidaires entre eux, mais, par ailleurs, dans cette déclaration, écrit Marx :
 
"on distingue les droits de l'homme comme tels des droits du citoyen. Quel est cet homme distinct du citoyen ? Nul autre que le membre de la société civile. Pourquoi le membre de la société civile est-il nommé « homme », homme tout court ; pourquoi ses droits sont-ils dits droits de l'homme ?"
 
 
C'est selon Marx, parce que l'homme dont il faut protéger les droits est seulement le propriétaire, replié sur son intérêt privé:
 
"Avant tout nous constatons que ce qu'on appelle les droits de l'homme, les droits de l'homme distingués des droits du citoyen, ne sont que les droits du membre de la société civile, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communautés."
 
→ Cf. texte de Marx, À propos de la question juive, in Philosophie, Folio essais, pp. 70-73.
 
 Selon la conception de Marx, l'inégalité sociale qui caractérise l'économie libérale est foncièrement injuste parce qu'elle repose sur l'exploitation des travailleurs par les propriétaires des moyens de production. Le droit de propriété est assimilé à un vol légal, et le salariat à une exploitation, c'est-à-dire une forme déguisée d'esclavage. En conséquence, le rejet des droits de l'homme est une condition de la prise de conscience des vraies causes de l'injustice sociale, préalable nécessaire à la révolution.
 
 
 
V.                 La justice sociale et les inégalités
 
 
  Une fois que les mêmes droits ont été accordés à tous, une exigence nouvelle se fait entendre - celle d'une société juste. À quoi bon des droits, sans les moyens matériels de les exercer ? À quoi bon le droit à la vie, sans l'assurance de la santé ? la liberté de la presse, sans la diffusion de l'instruction publique ? le droit de se défendre en justice, sans les moyens de payer un avocat ?
 
 Mais toute inégalité est-elle nécessairement une injustice ? Pour qu'une inégalité puisse être considérée comme injuste, il faut qu'elle apparaisse comme totalement imméritée. Mais cette condition n'est pas suffisante. Il faut, en outre, qu'on puisse lui imputer une cause humaine. La beauté physique est un atout immérité, mais on ne peut pas considérer que ceux qui la possèdent bénéficient d'une injustice, puisque personne n'en est responsable.
 
→ Cf. texte de Friedrich A. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), t. II, Le Mirage de la justice sociale, traduit de l'anglais par R. Audouin, Éd. PUF, coll. « Quadrige » 1ère éd. 1995, pp. 82-83.
 
 
En revanche, si un système social réserve un avantage à une catégorie de personnes, sans que ces dernières aient rien fait pour le mériter, on dira que ce système est injuste. C'est le cas de l'Ancien Régime qui interdisait l'accès de certaines fonctions aux roturiers et exemptait d'impôts la noblesse. C'est pourquoi la Déclaration de 1789 stipulera que toutes les carrières sont ouvertes à tous indépendamment de la naissance et à proportion du seul mérite.
 
→ Cf. texte de John Rawls, Théorie de la justice, 1971, Première partie, Chapitre 1, § 3, Traduction Catherine Audard, coll. Essais – éditions du Seuil, p. 41.
 
 L'école républicaine est l'application de ce principe méritocratique :tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale, doivent pouvoir accéder à des places élevées dans la société. Toutefois, des sociologues comme Pierre Bourdieu ont observé que la compétition scolaire est faussée par l'inégale répartition du "capital culturel" selon les milieux sociaux. Pour établir une véritable égalité des chances, il faudrait donc compenser ces handicaps de départ en répartissant l'encadrement scolaire de façon inégale, c'est-à-dire en accordant une aide scolaire supplémentaire aux enfants des milieux défavorisés. La même logique inspire les mesures de "discrimination positive" (affirmative action en anglais) consistant, par exemple, à doter les "zones d'éducation prioritaire" de crédits supplémentaires.
 Allons plus loin. Un dernier facteur d'inégalité subsistera : la volonté de réussir. En effet, l'ambition professionnelle est un facteur de succès non négligeable. Or, cette disposition psychologique est en grande partie transmise à l'intérieur du milieu familial, si bien que, pour établir une situation de départ absolument juste, il faudrait soustraire les enfants à l'influence de leurs parents. C'est pourquoi les partisans les plus radicaux de l'égalité sociale sont allés jusqu'à prôner, non seulement la suppression de l'héritage, mais l'abolition de la famille,- lieu de transmission de l'héritage culturel.


[1] "Que la justice soit faite, le monde dût-il en périr." L'auteur probable de cette citation est Ferdinand 1er, roi d'Espagne, successeur de Charles V.
[2] Positif vient du latin positivus, et de ponere, poser. Le positif, c'est donc ce qui est posé, c'est-à-dire ce qui relève du fait. Le droit positif est le droit qui existe effectivement (alors que le droit naturel reste un droit idéal).
[3] Qu'est-ce que la politique ?, p. 141.
[4] Qu'est-ce que la politique ?, p. 141.
[5] Théorie de la justice, Première partie, chapitre 1, p. 31.
[6] Le droit naturel : il faut entendre ici le droit positif.
[7] Maximes fondamentales, XXXI à XXXVII.
[8] Léviathan, chapitre 26, pp. 406-407.
[9] Léviathan, Chapitre 14, p. 228.
[10] Ibid., p. 248.
[11] Ibid., p. 232.
[12] Théorie pure du droit, Chapitre II, p. 42.
[13] Ibid., Chapitre IV, p. 71.
[14] Ibid., p. 74.
[15] Ibid.
[16] Ibid., Chapitre III, p. 57.
[17] Ibid.
[18] Ibid., Chapitre IV, p. 71.
[19] Ibid, pp. 61-62.
[20] Théorie pure du droit, 1934.
[21] Ibid., Chapitre III, p. 61.
[22] Ibid., Chapitre XI, p. 157.
[23] Ibid., Chapitre III, p. 60.
[24] Ibid., p. 61.
[25] Ibid., Chapitre II, p. 55.
[26] Ibid.
[27] Ibid., Chapitre II, p. 43.
[28] Ibid., p. 42.
[29] Ibid.
[30] Ibid., p. 44.
[31] Ibid., Chapitre VIII, , p. 122.
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 157.
[34] Théorie générale du droit et de l'État, 1945.
[35] Ibid., p. 16.
[36] Droit naturel et histoire, Introduction, p. 15.
[37] Ibid., p. 36.
[38] Ibid., Chapitre premier, pp. 33-34.
[39] Ibid., p. 37.
[40] Ibid., p. 105.
[41] Ibid., Chapitre IV, p. 121.
[42] Ibid., pp. 122-123.
[43] Essais de théodicée, "Réflexions sur l'ouvrage de M. Hobbes…", GF, pp. 384-385.
[44] Léo Strauss, La Cité de l'homme, Agora, 1987, p. 62.
[45] Principes de la philosophie du droit, § 209.
[46] Droit de la guerre et de la paix, Livre I, chapitre 1, § IV.1, p. 41.
[47] Joseph de Maistre, Considérations sur la France (1796), Garnier 1980, pp. 64-65.
[48] À propos de la question juive, in Philosophie, Folio essais, pp. 70-71.
[49] Ibid., p. 73.

Date de création : 15/06/2012 @ 15:31
Dernière modification : 16/06/2012 @ 11:18
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