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Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Hors des sentiers battus
La question de l'impôt

  "Les revenus de l'État sont une portion que chaque citoyen donne de son bien, pour avoir la sûreté de l'autre, ou pour en jouir agréablement.
  Pour bien fixer ces revenus, il faut avoir égard et aux nécessités de l'État, et aux nécessités des citoyens. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des besoins de l'État imaginaires.

  Les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions et les faiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d'un projet extraordinaire, l'envie malade d'une vaine gloire, et une certaine impuissance d'esprit contre les fantaisies. Souvent ceux qui avec un esprit inquiet étaient sous le prince à la tête des affaires, ont pensé que les besoins de l'état étaient les besoins de leurs petites âmes.
  Il n'y a rien que la sagesse et la prudence doivent plus régler, que cette portion qu'on ôte, et cette portion qu'on laisse aux sujets.
  Ce n'est point à ce que le peuple peut donner, qu'il faut mesurer les revenus publics, mais à ce qu'il doit donner ; et si on les mesure à ce qu'il peut donner, il faut que ce soit du moins à ce qu'il peut toujours donner."

 

Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, Livre XIII, chapitre I, Garnier, 1973, p. 229.



  "Il faut se ressouvenir ici que le fondement du pacte social est la propriété, et sa première condition, que chacun soit maintenu dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient. Il est vrai que par le même traité chacun s'oblige, au moins tacitement, à se cotiser dans les besoins publics ; mais cet engagement ne pouvant nuire à la foi fondamentale, et supposant l'évidence du besoin re­con­nue par les contribuables, on voit que pour être légitime, cette cotisation doit être volontaire, non d'une volonté particulière, comme s'il était nécessaire d'avoir le consentement de chaque citoyen, et qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît, ce qui serait directement contre l'esprit de la confédération, mais d'une volonté générale, à la pluralité des voix, et sur un tarif proportionnel qui ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition.
  Cette vérité, que les impôts ne peuvent être établis légitimement que du consentement du peuple ou de ses représentants, a été reconnue généralement de tous les philosophes et jurisconsultes qui se sont acquis quelque réputation dans les matières de droit politique, sans excepter Bodin même. Si quelques-uns ont établi des maximes contraires en apparence, outre qu'il est aisé de voir les motifs particuliers qui les y ont portés, ils y mettent tant de conditions et de restrictions, qu'au fond la chose revient exactement au même : car que le peu­ple puisse refuser, ou que le souverain ne doive pas exiger, cela est indiffé­rent quant au droit; et s'il n'est question que de la force, c'est la chose la plus inutile que d'examiner ce qui est légitime ou non.

  Les contributions qui se lèvent sur le peuple sont de deux sortes : les unes réelles, qui se perçoivent sur les choses ; les autres personnelles, qui se payent par tête. On donne aux unes et aux autres les noms d'impôts ou de subsides : quand le peuple fixe la somme qu'il accorde, elle s'appelle subside ; quand il accorde tout le produit d'une taxe, alors c'est un impôt. On trouve dans le livre de L'Esprit des lois, que l'imposition par tête est plus propre à la servitude, et la taxe réelle plus convenable à la liberté. Cela serait incontestable si les con­tin­gents par tête étaient égaux; car il n'y aurait rien de plus disproportionné qu'une pareille taxe, et c'est surtout dans les proportions exactement observées que consiste l'esprit de la liberté. Mais si la taxe par tête est exactement pro­por­tionnée aux moyens des particuliers, comme pourrait être celle qui porte en France le nom de capitation, et qui de cette manière est à la fois réelle et per­sonnelle, elle est la plus équitable, et par conséquent la plus convenable à des hommes libres. Ces proportions paraissent d'abord très faciles à observer, parce qu'étant relatives à l'état que chacun tient dans le monde, les indications sont toujours publiques; mais outre que l'avarice, le crédit et la fraude savent éluder jusqu'à l'évidence, il est rare qu'on tienne compte dans ces calculs de tous les éléments qui doivent y entrer. Premièrement on doit considérer le rapport des quantités, selon lequel, toutes choses égales, celui qui a dix fois plus de bien qu'un autre doit payer dix fois plus que lui. Secondement, le rapport des usages, c'est-à-dire la distinction du nécessaire et du superflu. Celui qui n'a que le simple nécessaire, ne doit rien payer du tout; la taxe de celui qui a du superflu, peut aller au besoin jusqu'à la concurrence de tout ce qui excède son nécessaire. À cela il dira qu'eu égard à son rang, ce qui serait superflu pour un homme inférieur est nécessaire pour lui ; mais c'est un men­songe : car un Grand a deux jambes, ainsi qu'un bouvier, et n'a qu'un ventre non plus que lui. De plus, ce prétendu nécessaire est si peu nécessaire à son rang, que s'il savait y renoncer pour un sujet louable, il n'en serait que plus respecté. Le peuple se prosternerait devant un ministre qui irait au conseil à pied, pour avoir vendu ses carrosses dans un pressant besoin de l'État. Enfin la loi ne prescrit la magnificence à personne, et la bienséance n'est jamais une raison contre le droit.
  Un troisième rapport qu'on ne compte jamais, et qu'on devrait toujours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protège fortement les immenses possessions du riche, et laisse à peine un misérable jouir de la chaumière qu'il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? et l'autorité publique n'est-elle pas en leur faveur ? Qu'un homme de considération vole ses créan­ciers ou fasse d'autres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de l'impunité ? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit, et dont au bout de six mois il n'est plus question ? Que ce même hom­me soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux inno­cents qu'il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? voilà les escor­tes en campagne : l'essieu de sa chaise vient-il à rompre ? tout vole à son secours : fait-on du bruit à sa porte ? il dit un mot, et tout se tait : la foule l'incommode-t-elle ? il fait un signe, et tout se range : un charretier se trouve-t-il sur son passage ? ses gens sont prêts à l'assommer; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés, qu'un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas un sou; ils sont le droit de l'homme riche, et non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est différent! plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a le droit de les faire ouvrir; et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtiendrait grâce : s'il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu'on donne la préférence; il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter : au moindre accident qui lui arrive, chacun s'éloigne de lui : si sa pauvre charrette renverse, loin d'être aidé par personne, je le tiens heu­reux s'il évite en passant les avanies des gens lestes d'un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisément parce qu'il n'a pas de quoi la payer; mais je le tiens pour un homme perdu s'il a le malheur d'avoir l'âme honnête, une fille aimable, et un puissant voisin.
  Une autre attention non moins importante à faire, c'est que les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, et que la difficulté d'acquérir croît toujours en raison du besoin. On ne fait rien avec rien ; cela est vrai dans les affaires comme en Physique : l'argent est la semen­ce de l'argent, et la première pistole est quelquefois plus difficile à gagner que le second million. Il y a plus encore : c'est que tout ce que le pauvre paye, est à jamais perdu pour lui, et reste ou revient dans les mains du riche; et comme c'est aux seuls hommes qui ont part au gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que passe tôt ou tard le produit des impôts, ils ont, même en payant leur contingent, un intérêt sensible à les augmenter.
  Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, a condition que vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que Je prendrai de vous commander.
  Si l'on combine avec soin toutes ces choses, on trouvera que, pour répartir les taxes d'une manière équitable et vraiment proportionnelle, l'imposition n'en doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de la différence de leurs conditions et du superflu de leurs biens."

 

Rousseau, Discours sur l'économie politique, 1755, in Du Contrat social, Folio essais, 2007, p. 91-95.



  "Dans des degrés différents de fortune, la proportion entre la dépense qu'un particulier affecte à son loyer et sa dépense totale, n'est pas la même ; elle est probablement la plus forte possible dans le plus haut degré de fortune, elle va en diminuant successivement dans les degrés inférieurs, de manière qu'en général, dans le degré le plus bas de fortune, elle est la plus faible possible. Les premiers besoins de la vie font la grande dépense du pauvre. Il a de la difficulté à se procurer de la nourriture, et c'est à en avoir qu'il dépense la plus grande partie de son petit revenu. Le luxe et la vanité forment la principale dépense du riche, et un loge­ment vaste et magnifique embellit et étale, de la manière la plus avantageuse, toutes les autres choses du luxe et de vanité qu'il possède. Aussi un impôt sur les loyers tomberait, en général, avec plus de poids sur les riches, et il n'y aurait peut-être rien de déraisonnable dans cette sorte d'inégalité. Il n'est pas très déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l'État, non seulement à proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion."

 

Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Livre V, Chapitre II, partie 2, article 2, tr.fr. Germain Garnier, 1881.

 

"The proportion of the expence of house-rent to the whole expence of living, is different in the different degrees of fortune. It is perhaps highest in the highest degree, and it diminishes gradually through the inferior degrees, so as in general to be lowest in the lowest degree. The necessaries of life occasion the great expence of the poor. They find it difficult to get food, and the greater part of their little revenue is spent in getting it. The luxuries and vanities of life occasion the principal expence of the rich; and a magnificent house embellishes and sets off to the best advantage all the other luxuries and vanities which they possess. A tax upon house-rents, therefore, would in general fall heaviest upon the rich; and in this sort of inequality there would not, perhaps, be any thing very unreasonable. It is not very unreasonable that the rich should contribute to the public expence, not only in proportion to their revenue, but something more than in that proportion."

 

Adam Smith, The Wealth of Nations, 1776, Book V, chapter II, part 2, article 2d, Bantam Classic, 2003, p.1065.



  "L'impôt est cette portion des produits d'une nation, qui passe des mains des particuliers aux mains du gouvernement pour subvenir aux consommations publiques.
  Quel que soit le nom qu'on lui donne, qu'on l'appelle contribution, taxe, droit, subside, ou bien don gratuit, c'est une charge imposée aux particuliers, ou à des réunions de particuliers, par le souverain, peuple ou prince, pour fournir aux consommations qu'il juge à propos de faire à leurs dépens : c'est donc un impôt.

[...]
  L'impôt ne consiste pas dans la substance matérielle fournie par le contribuable et reçue par le collecteur, mais dans la valeur de cette substance. Qu'on le lève en argent, en denrées, ou en services personnels, ce sont là des circonstances accidentelles et d'un intérêt secondaire ; car on peut changer, par des achats et par des ventes, des denrées en argent ou de l'argent en denrées ; l'essentiel est la somme de richesses que l'impôt ravit au contribuable, où, si l'on veut, la valeur de ce qu'on lui demande. Telle est la mesure du sacrifice qu'on exige de lui. Du moment que cette valeur est payée par le contribuable, elle est perdue pour lui ; du moment qu'elle est consommée par le gouvernement ou par ses agents, elle est perdue pour tout le monde, et ne se reverse point dans la société. C'est ce qui a été prouvé, je pense, lorsqu'il a été question des effets généraux des consommations publiques. C'est là qu'on a vu que l'argent des contributions a beau être reversé dans la société, la valeur de ces contributions n'y est pas reversée, parce qu'elle n'est pas rendue gratuitement à la société, et que les agents du gouvernement ne lui restituent pas l'argent des contributions sans recevoir d'elle une valeur égale en échange.
  Par les mêmes raisons qui nous ont démontré que la consommation improductive n'est en rien favorable à la reproduction, la levée des impositions ne saurait lui être favorable. Elle ravit au producteur un produit dont il aurait retiré une jouissance, s'il l'eût consommé improductivement ; ou un profit, s'il l'eût consacré à un emploi utile. Dans les deux cas, lever un impôt, c'est faire un tort à la société, tort qui n'est balancé par aucun avantage toutes les fois qu'on ne lui rend aucun service en échange.
  Il est très vrai que la jouissance ravie au contribuable, est remplacée par celle des familles qui font leur profit de l'impôt ; mais, outre que c'est une injustice que de ravir au producteur le fruit de sa production, lorsqu'on ne lui donne rien en retour, c'est une distribution de la richesse produite beaucoup moins favorable à sa multiplication, que lorsque le producteur lui-même peut l'appliquer à ses propres consommations. On est plus excité à développer ses forces et ses moyens lorsqu'on doit en recueillir le fruit, que lorsqu'on travaille pour autrui."

 

Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, 1803, Livre III, Chapitre IX.



  "Est-il équitable que l'impôt soit levé sur cette portion des revenus que l'on consacre aux superfluités plutôt que sur celle qu'on emploie à l'achat des choses néces­saires ? On ne peut, ce me semble, hésiter sur la réponse. L'impôt est un sacrifice que l'on fait à la société, à l'ordre public ; l'ordre public ne peut exiger le sacrifice des familles. Or, c'est les sacrifier que de leur ôter le nécessaire. Qui osera soutenir qu'un père doit retrancher un morceau de pain, un vêtement chaud à ses enfants, pour fournir son contingent au faste d'une cour, ou bien au luxe des monuments publics ? De quel avantage serait pour lui l'état social, s'il lui ravissait un bien qui est le sien, qui est indispensable à son existence, pour lui offrir en échange sa part d'une satisfaction incertaine, éloignée, qu'il repousserait dès lors avec horreur ?
  Mais chaque fois qu'on veut marquer la limite qui sépare le nécessaire du super­flu, on est embarrassé ; les idées qu'ils réveillent ne sont point absolues : elles sont relatives aux temps, aux lieux, à l'âge, à l'état des personnes, et si l'on voulait n'asseoir l'impôt que sur le superflu, on ne viendrait pas à bout de déterminer le point où il devrait s'arrêter pour ne pas prendre sur le nécessaire. Tout ce qu'on sait, c'est que les revenus d'un homme ou d'une famille peuvent être modiques au point de ne pas suffire à leur existence, et que depuis ce point jusqu'à celui où ils peuvent satisfaire à toutes les sensualités de la vie, à toutes les jouissances du luxe et de la vanité, il y a dans les revenus une progression imperceptible, et telle qu'à chaque degré, une famille peut se procurer une satisfaction toujours un peu moins nécessaire, jusqu'aux plus futiles qu'on puisse imaginer ; tellement que si l'on voulait asseoir l'impôt de chaque famille, de manière qu'il fût d'autant plus léger qu'il portât sur un revenu plus nécessaire, il faudrait qu'il diminuât, non pas simplement proportion­nellement, mais progressivement.
  En effet, et en supposant l'impôt purement proportionnel au revenu, d'un dixième par exemple, il enlèverait à une famille qui possède trois cent mille francs de revenu, 30 000 francs. Cette famille en conserverait 270 000 à dépenser par an, et l'on peut croire qu'avec un pareil revenu, non seulement elle ne manquerait de rien, mais qu'elle se conserverait encore beaucoup de ces jouissances qui ne sont pas indis­pensables pour le bonheur ; tandis qu'une famille qui ne posséderait qu'un revenu de 300 francs, et à qui l'impôt n'en laisserait que 270, ne conserverait pas, dans nos mœurs, et au cours actuel des choses, ce qui est rigoureusement nécessaire pour exister. On voit donc qu'un impôt qui serait simplement proportionnel, serait loin cependant d'être équitable ; et c'est probablement ce qui a fait dire à Smith : « Il n'est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non seulement à proportion de son revenu, mais pour quelque chose de plus [1]. »
  J'irai plus loin, et je ne craindrai pas de prononcer que l'impôt progressif est le seul équitable."

 

Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, 1803, Livre III, Chapitre IX.


[1] Richesse des nations, livre V, chap. 2. On dit à cet égard que l'impôt progressif a le fâcheux effet d'établir une prime de découragement sur les efforts et les épargnes qui favorisent la multiplication des capitaux. Mais qui ne voit que l'impôt, quel qu'il soit, ne prend jamais qu'une part, et ordinairement une part très modérée de l'accroissement qu'un particulier donne à sa fortune, et qu'il reste à chacun, pour produire, une prime d'encouragement supérieure à la prime de découragement ? Celui qui augmente son revenu de mille francs, et qui paie en conséquence 200 francs d'augmentation dans ses contributions, multiplie néanmoins ses jouissances bien plus encore que ses sacrifices.



  "Prenons le plus odieux de tous ces privilèges, celui de l'exemption d'impôt : il est facile de voir que, depuis le quinzième siècle jusqu'à la Révolution française, celui-ci n'a cessé de croître. Il croissait par le progrès rapide des charges publiques. Quand on ne prélevait que 1.200.000 livres de taille sous Charles VII, le privilège d'en être exempt était petit ; quand on en prélevait 80 millions sous Louis XVI, c'était beaucoup. Lorsque la taille était le seul impôt de roture, l'exemption du noble était peu visible ; mais, quand les impôts de cette espèce se furent multipliés sous mille noms et sous mille formes, qu'à la taille eurent été assimilées quatre autres taxes ; que des charges inconnues au Moyen-Âge, telles que la corvée royale appliquée à tous les travaux ou services publics, la milice, etc., eurent été ajoutées à la taille et à ses accessoires, et aussi inégalement imposées, l'exemption du gentilhomme parut immense. L'inégalité, quoique grande, était, il est vrai, plus apparente encore que réelle ; car le noble était souvent atteint dans son fermier par l'impôt auquel il échappait lui-même ; mais en cette matière l'inégalité qu'on voit nuit plus que celle qu'on ressent.
  Louis XIV, pressé par les nécessités financières qui l'accablèrent à la fin de son règne, avait établi deux taxes communes, la capitation et les vingtièmes. Mais, comme si l'exemption d'impôts avait été en soi un privilège si respectable qu'il fallût le consacrer dans le fait même qui lui portait atteinte, on eut soin de rendre la perception différente là où la taxe était commune. Pour les uns, elle resta dégradante et dure ; pour les autres, indulgente et honorable.

  Quoique l'inégalité, en fait d'impôts, se fût établie sur tout le continent de l'Europe, il y avait très-peu de pays où elle fût devenue aussi visible et aussi constamment sentie qu'en France. Dans une grande partie de l'Allemagne, la plupart des taxes étaient indirectes. Dans l'impôt direct lui-même, le privilège du gentilhomme consistait souvent dans une participation moins grande à une charge commune. Il y avait, de plus, certaines de toutes les manières de distinguer les hommes et de marquer les classes, l'inégalité d'impôt est la plus pernicieuse et la plus propre à ajouter l'isolement à l'inégalité, et à rendre en quelque sorte l'un et l'autre incurables. Car, voyez ses effets : quand le bourgeois et le gentilhomme ne sont plus assujettis à payer la même taxe, chaque année l'assiette et la levée de l'impôt tracent à nouveau entre eux, d'un trait net et précis, la limite des classes. Tous les ans, chacun des privilégiés ressent un intérêt actuel et pressant à ne point se laisser confondre avec la masse, et fait un nouvel effort pour se ranger à l'écart.
  Comme il n'y a presque pas d'affaires publiques qui ne naissent d'une taxe ou qui n'aboutissent à une taxe, du moment où les deux classes ne sont pas également assujetties à l'impôt, elles n'ont presque plus de raisons pour délibérer jamais ensemble, plus de causes pour ressentir des besoins et des sentiments communs ; on n'a plus affaire de les tenir séparées : on leur a ôté en quelque sorte l'occasion et l'envie d'agir ensemble."

 

Alexis de Tocqueville, L'Ancien régime et la Révolution, 1857, Folio histoire, 1985, p. 165-167.


 

  "Que de règles de justice encore, et combien inconciliables, auxquelles on se réfère quand on discute la répartition des impôts ! Les uns sont d'avis que le versement fait à l'État soit proportionnel aux moyens pécuniaires du contribuable. Selon d'autres, la justice exige ce qu'ils appellent un impôt progressif : un pourcentage plus élevé doit être imposé à ceux qui peuvent épargner davantage. Du point de vue de la justice naturelle, on pourrait présenter un plaidoyer fortement charpenté en faveur de la thèse suivante : il faut renoncer à tenir aucun compte des moyens pécuniaires et exiger de tous (quand la chose est possible) le paiement de la même somme; ainsi les membres d'un mess ou d'un club paient tous la même somme pour obtenir les mêmes avantages, qu'ils aient ou non pour la payer les mêmes facilités. Puisque la protection de la loi et du gouvernement (pourrait-on dire) est assurée à tous et que tous la réclament également, il n'y a aucune injustice à la faire payer par tous au même prix. On considère comme une chose juste et non comme une injustice qu'un marchand fasse payer le même prix à tous ses clients pour le même article, et non pas un prix qui varierait avec leurs ressources. Cette théorie, appliquée à l'impôt, ne trouve pas d'avocats, parce qu'elle est en trop forte opposition avec nos sentiments d'humanité et notre sentiment de l'intérêt social; mais le principe de justice qu'elle invoque est aussi vrai et aussi obligatoire que ceux qu'on peut lui opposer. Et ainsi, il exerce une influence implicite sur les moyens de défense employés en faveur d'autres modes de répartition des impôts. On se sent obligé de montrer que l'État fait plus pour le riche que pour le pauvre, quand on veut justifier la contribution supérieure exigée du riche : et pourtant, cela, en réalité, n'est pas vrai, car les riches seraient beaucoup plus capables de se protéger eux-mêmes en l'absence de loi ou de gouvernement, que les pauvres, et, même, à la vérité, réussiraient probablement à réduire ceux-ci en esclavage. D'autres encore vont si loin dans leur attachement à ce même principe de justice qu'ils soutiennent que tous devraient acquitter un impôt personnel égal pour la protection de leurs personnes (celles-ci ayant pour tous une égale valeur) et un impôt inégal pour la protection de leurs biens (qui sont inégaux). À cela d'autres répondent que l'ensemble des biens d'un homme a autant de valeur pour lui que l'ensemble des biens d'un autre. Il n'y a pas d'autre moyen d'échapper à ces confusions que de faire appel à l'utilitarisme."

 
Mill, L'Utilitarisme, 1861, tr. fr. Georges Tannesse, Champs classiques, 1988, p. 146-147.

 

 
 

Date de création : 02/07/2012 @ 15:06
Dernière modification : 29/11/2022 @ 13:29
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