"Nous devons désormais considérer la parole non comme un système objectif, en troisième personne, mais comme une entreprise individuelle : prendre la parole est une des tâches maîtresses de l'homme. La formule doit ici être retrouvée à la lettre ; le langage n'existe pas avant l'initiative personnelle qui le met en mouvement. La langue établie propose seulement un cadre au déploiement de l'activité verbale. Les mots et leurs sens formulent des possibilités jamais achevées, toujours mouvantes, offertes à l'homme qui parle. Le langage en son actualité n'est pas asservi au dictionnaire qui se donne pour tâche de suivre à la trace la parole en exercice, et de cataloguer ses significations. Une langue vivante apparaît ainsi comme la langue d'hommes vivants [...] La parole humaine est toujours un acte. Le langage authentique intervient dans une situation donnée, comme un moment de cette situation, ou comme une réaction à cette situation. Il a pour fonction de maintenir ou de rétablir l'équilibre, d'assurer l'insertion de la personne dans le monde, de réaliser la communication [...] Le langage manifeste la transcendance de la réalité humaine, seule capable de constituer le monde. Avant la parole, le monde n'est que le contexte actuel, toujours évanouissant, des comportements humains, sans même que soient bien délimités les confins de la personnalité et de l'ambiance. Le langage apporte dénomination, précision, décision ; à la fois conscience et connaissance."
Georges Gusdorf, La parole, PUF, 1963, p. 33-35.
"En fait, comme Descartes lui-même l'a correctement remarqué, le langage est une propriété spécifiquement humaine ; et même à des degrés inférieurs d'intelligence, à des niveaux pathologiques, nous trouvons une maîtrise du langage qui est totalement hors de portée d'un singe, qui peut, sous d'autres rapports, surpasser un homme idiot en ce qui concerne la capacité de résoudre des problèmes ou tout autre comportement d'adaptation. […]
La discussion de ce que j'ai appelé « l'aspect créateur de l'utilisation du langage » tourne autour de trois observations importantes. La première est que l'utilisation normale du langage est novatrice, en ce sens qu'une grande part de ce que nous disons en utilisant normalement le langage est entièrement nouveau, que ce n'est pas la répétition de ce que nous avons entendus auparavant, pas même un calque de la structure - quel que soit le sens donné aux mots « calque » et « structure » - de phrases ou de discours que nous avons entendus dans le passé. […] On peut sûrement tenir pour acquis, cependant, que le nombre de phrases de la langue maternelle qu'on comprendra immédiatement sans aucune impression de difficulté ou d'étrangeté est astronomique. […] Mais l'utilisation normale du langage n'est pas seulement novatrice et d'une étendue potentiellement infinie, elle est aussi libre de tout contrôle par des stimuli décelables, qu'ils soient internes ou externes. C'est grâce à cette liberté face au contrôle du stimulus que le langage peut servir d'instrument de pensée et d'expression individuelle, comme il sert non seulement chez les gens exceptionnellement doués et talentueux, mais aussi, en fait, chez tout être humain normal […]. La discussion cartésienne […] révéla une troisième propriété de l'utilisation normale du langage, c'est-à-dire sa cohérence et son adéquation à la situation – ce qui est bien sûr tout à fait différent de contrôle par des stimuli externes. Nous ne pouvons pas dire de façon claire et définitive en quoi cette « adéquation » et cette « cohérence » consistent exactement, mais ces concepts sont sans aucun doute significatifs. Nous pouvons faire le départ entre l'utilisation normale du langage et les divagations d'un maniaque ou les données d'une calculatrice dont un des éléments est déréglé. L'honnêteté nous oblige à admettre que nous sommes aujourd'hui tout aussi loin que l'était Descartes il y a trois siècles de comprendre ce qui permet à un homme de parler de façon novatrice, libre du contrôle des stimuli, ainsi qu'adéquate et cohérente."
Noam Chomsky, Le langage et la pensée, 1968, tr. fr. Louis-Jean Calvet, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 35, 37-39.
"[…] le langage est construit, il y a un vocabulaire délimité, une syntaxe, des locutions, une orthographe… Il est donc à la fois normatif, et fonction de normes que le parlant n'a pas établies. On apprend à parler. Quelqu'un, un, des adultes nous apprennent le langage. Donc on nous cadre. On nous modèle. On nous enferme. Dès que j'apprends une langue, je suis privé de ma liberté. Ma liberté de quoi ? Eh bien de créer ex nihilo ma propre langue. Et c'est une privation inacceptable, une violation du plus sacré de mes droits, celui de me faire moi-même.
On me fait entrer dans un schéma déjà préparé, on m'apprend à parler selon un certain modèle. Scandale. Je hais cette parole simplement parce que moi adulte je me retourne vers mon enfance, et je m'aperçois que je ne peux plus revenir au stade de l'ingénuité absolue, où rien n'était préfixé, où tous les possibles, absolument tous étaient ouverts. On m'a enlevé ces possibles. J'ai été mis par le langage dans une conduite forcée. J'ai été frustré. Je suis frustré de la création de mon propre langage. On a exercé un pouvoir sur moi alors que j'étais innocent et sans défense. Langage instrument de pouvoir. Dans cette sublime protestation, on néglige seulement une chose : c'est que la parole ne consiste pas à pousser des hurlements inarticulés, dans le vent de la mer, mais elle est, elle n'est que véhicule de l'un à l'autre, relation d'un homme à un homme, et s'il y a relation, il faut bien qu'il y ait un code, une entente sur la valeur des sons et des signes. Sans quoi aucune relation, aucune communication, aucun rapport ne sont possibles. Et il n'y a pas du tout langage sans cela. La frénésie de nous situer au degré zéro est une simple imbécillité. Le langage puisqu'il est langage est forcément un déjà-là. Exactement comme le Contrat social de Rousseau n'est jamais le pacte initial, il est toujours un déjà-là. Et si nous refusons le déjà-là, eh bien, il n'y a pas de langage."
Jacques Ellul, La parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 192-193.
"Si le langage ne disposait pas d'une relative autonomie, il se bornerait à fournir une escorte sonore à nos comportements et n'importerait finalement pas plus que les aboiements du chien ou les jacasseries de la pie. Dans la dimension d'institution qu'il acquiert en se réalisant dans les diverses langues parlées par les hommes, le langage est à la fois contrainte et libération. Il est contrainte en ce qu'il impose au sujet parlant une série impressionnante de règles auxquelles on ne peut que se soumettre si on veut être entendu, de sorte que l'expression est toujours un travail sur le langage. Mais il est par là même libération en ce qu'il est l'élément dans lequel, mettant en forme l'expérience vécue, nous la soumettons à autrui et, avec son aide, parvenons à la contrôler, voire à la dépasser. C'est à une telle mise en forme que nous convie le lexique quand il nous appelle à distinguer […] l'orgueil, la superbe, la hauteur, la fierté, la morgue, l'élévation, le dédain, l'arrogance, l'insolence, la gloire, la gloriole, la présomption et l'outrecuidance. Sur un tout autre plan, une langue donne à ceux qui la parlent les moyens de mettre en forme les dimensions temporelles de leur expérience en les dotant des moyens lexicaux ou grammaticaux convenables : en français, temps des verbes, prépositions, adverbes ou locutions, et adjectifs concourent à l'expression de ces dimensions."
Jean-Claude Pariente, "Le langage", in Notions de philosophie, I, Folio essais, 1995, p. 403-404.
"Dans les situations sociales décontractées comme la conversation entre amis, nous n'avons pas conscience que notre comportement est fortement contraint. Nous avons le sentiment de pouvoir dire ce qui nous passe par la tête, sans trop réfléchir avant de parler. Lors d'une discussion tendue dans un cadre professionnel, par exemple si l'enjeu est la signature d'un contrat qui engage en partie notre avenir, nous essayons de peser chacune de nos paroles. Nous sommes bien loin de cette situation dans la conversation. Converser est, pour la plupart des gens, un plaisir. Nous parlons sans presque réfléchir et les contenus de nos interventions nous viennent naturellement. Pourtant, il semble que nous soyons soumis, sans en avoir conscience la plupart du temps, à des contraintes sévères. L'une de ces contraintes est bien connue : on ne peut pas, comme on dit, sauter du coq à l'âne. Mais s'il existe une contrainte bien plus stricte qui limite notre liberté conversationnelle, c'est bien la contrainte de pertinence. À tout moment, certaines choses peuvent être dites, d'autres non. Même si l'éventail des interventions pertinentes qu'il est possible de faire à un moment donné est large. il est négligeable par rapport au nombre gigantesque des interventions imaginable. […]
La pertinence est une exigence omniprésente et incontournable de la conversation. Pour prendre un cas extrême, un individu qui ne produit plus d'énoncés pertinents est vite considéré comme un malade mental. Lorsque nous prenons la parole dans une conversation, nous poursuivons sans doute plusieurs objectifs plus ou moins conscients : établir un lien social, passer le temps, éprouver le plaisir de parler, répondre à une question, essayer de se présenter sous notre meilleur jour, etc. Parmi ces objectifs, cependant, le souci de dire quelque chose de pertinent figure en bonne place : au mieux, l'intérêt des interlocuteurs sera éveillé, mais au minimum, nous voulons passer pour des personnes sensées, capables de converser. Ainsi, nous ne dirons pas, dans la plupart des situations, quelque chose comme « J'ai une cousine dont l'amie possède un vélo », même si cela est vrai."
Jean-Louis Dessalles, Les origines du langage, une histoire naturelle de la parole, 2000, Hermes Sciences publications, p. 259-260.
"Contrairement à une opinion commune […] qui associe la rhétorique à l'idée de manipulation exercée sur les esprits, la rhétorique s'est avérée, dans l'Antiquité, plus proche du débat, de l'échange, et liée au droit d'expression, à la recherche, la persuasion, à la délibération en commun. Ce n'est pas à dire qu'il n'ait pas existé, comme dans toutes les sociétés, des conflits d'intérêts et des rapports de forces mis en jeu à travers les discours : mais le passage par la rhétorique s'est justement affirmé comme la façon civile et humaine de gérer ces conflits d'intérêts et ces rapports de forces. Ce n'est pas à dire non plus qu'il n'ait pas existé, à certaines époques, une propagande politique et religieuse, un endoctrinement, des langues de bois : mais même dans ces situations, qui disait rhétorique disait une chose que simples slogans ou terreur ; lorsque rhétorique il y avait, si totalitaire ou absolutiste que fût le régime, c'est que le pouvoir voulait agir par la parole et par la persuasion, non par la seule force, et prenait le risque de voir cette parole lui échapper (en étant relayée), de voir des opinions se former, des discours différents, voire dissidents, ou des critiques détournées prendre corps, des échanges contradictoires avoir lieu. On peut le dire, sans angélisme hors de saison, et sans se masquer la dureté des sociétés antiques au regard des critères politiques et moraux des actuelles démocraties occidentales : la rhétorique, telle que l'Antiquité l'a mise en œuvre, c'est-à-dire à la fois comme réalité historique et comme modèle idéologique, a pesé dans le sens de la liberté, parce qu'elle était liée, dans sa définition même, à l'argumentation, à la persuasion, au débat, et aussi à l'enseignement et à la culture. Il n'était pas possible que la rhétorique fût présente dans une société sans que s'immiscent en même temps ces valeurs dont elle était marquée et qu'elle fomentait autour d'elle.
Peut-être la rhétorique fut-elle aussi facteur de liberté à l'échelle individuelle, en tant que discipline éducative qui accroissait la force de l'esprit, et en tant qu'art, qui améliorait la nature. Elle donnait les moyens, à ceux qui la pratiquaient, de mieux se servir de leur intelligence, de leur personnalité et de leur corps, pour défendre leur point de vue et communiquer leurs idées, en échappant au déterminisme des opinions toutes faites, des situations jugées d'avance, même des physiques ingrats : au moyen de l'action oratoire, un homme, serait-il laid et peu avenant au naturel, peut devenir persuasif par les inflexions de voix et les jeux de physionomie.
La liberté ainsi conquise par l'orateur n'était pas l'arbitraire, mais elle était encadrée par des normes. Ces normes ne se réduisaient pas au simple critère de l'échec ou du succès rencontré sur le moment auprès des auditeurs. La valeur d'un discours, selon la plupart des auteurs anciens, ne se mesurait pas à l'efficacité immédiate (ou pas uniquement, car il n'était pas recommandé non plus de perdre toutes ses causes), mais répondait à des considérations supérieures, d'ordre technique, moral et esthétique."
Laurent Pernot, La Rhétorique dans l'Antiquité, 2000, Le Livre de Poche, 2010, p. 265-267.
Date de création : 24/09/2012 @ 10:58
Dernière modification : 04/04/2017 @ 12:40
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