"Si nous considérons toutes les hypothèses qui ont été formées soit par la philosophie, soit par la raison commune, pour expliquer la différence entre la beauté et la laideur, nous trouvons qu’elles se réduisent toutes à ceci : la beauté est un ordre et une construction de parties propres à donner un plaisir et une satisfaction à l’âme, soit par la constitution primitive de notre nature, soit par l’accoutumance, soit par caprice. C’est le caractère distinctif de la beauté et c’est ce qui fait toute la différence entre elle et la laideur dont la tendance naturelle est de produire une gêne. Le plaisir et la douleur ne sont pas seulement les compagnons nécessaires de la beauté et de la laideur mais ils constituent leur essence même."
Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Partie 1, Section 8.
"Pour ce qui est de l'agréable chacun se résigne ce que son jugement, fondé sur un sentiment individuel, par lequel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Il admet donc quand il dit : le vin des Canaries est agréable, qu'un autre corrige l'expression et lui rappelle qu'il doit dire : il m'est agréable ; il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui plaît aux yeux et aux oreilles de chacun. L'un trouve la couleur violette douce et aimable, un autre la trouve morte et terne ; l'un préfère le son des instruments à vent, l'autre celui des instruments cordes. Discuter à ce propos pour accuser d'erreur le jugement d'autrui, qui diffère du nôtre, comme s'il s'opposait à lui logiquement, ce serait folie ; au point de vue de l'agréable, il faut admettre le principe : à chacun son goût (il s'agit du goût des sens).
Il en va tout autrement du beau. Car il serait tout au contraire ridicule qu'un homme qui se piquerait de quelque goût, pensât justifier ses prétention en disant : cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement qu'un tel porte, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre jugement) est beau pour moi. Car il ne suffit pas qu'une chose lui plaise pour qu'il ait le droit de l'appeler belle ; beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l'agrément, personne ne s'en soucie mais quand il donne une chose pour belle, il prétend trouver la même satisfaction en autrui ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété d’objets ; il dit donc : la chose est belle, et s'il compte sur l'accord des autres avec son jugement de satisfaction, ce n'est pas qu'il ait constaté diverses reprises cet accord mais c'est qu'il l'exige. Il blâme s'ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire : chacun son goût. Cela reviendrait à dire : il n'y a pas de goût, c'est-à-dire pas de jugement esthétique qui puisse légitimement prétendre l'assentiment universel."
Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, Section I, Livre I, §7, p. 56.
"Si l'on réfléchit aux germes rudimentaires du sens esthétique et que l'on se demande quelles sortes différentes de plaisir provoquent les premières formes d'art, par exemple chez les peuplades sauvages, on trouve d'abord la joie de comprendre ce qu'un autre veut dire ; l'art est ici dans une sorte d'énigme que l'on propose, et qui procure à celui qui la devine la jouissance de sa propre rapidité et sagacité d'esprit. - Ensuite, l'oeuvre d'art la plus grossière est un rappel de ce qui fut agréable dans notre expérience, et nous y prenons plaisir dans cette mesure, par exemple chaque fois que l'artiste aura évoqué chasses, victoires, noces. - On peu encore se sentir ému, bouleversé, enflammé par l'objet représenté, comme lorsqu'on voit exaltés la vengeance, le danger. Cette fois, la jouissance est dans l'émotion elle-même, dans la victoire remportée sur l'ennui. - Même le souvenir de choses désagréables, pour autant qu'elles sont surmontées, ou qu'elles nous font nous-même paraître intéressant à l'auditeur comme objet même de l'art. - D'espèce plus raffinée est déjà ce plaisir qui naît à la vue de tous les arrangements réguliers et symétriques, de lignes, de points, de rythmes ; car une certaine ressemblance réveille le sentiment de cet ordre et de cette régularité de la vie auxquels on doit exclusivement tout ce que l'on peut avoir de bien-être : dans le culte de la symétrie, c'est donc inconsciemment la règle et l'harmonie que l'on vénère, sources du bonheur dont on a joui ; cette joie-là est une sorte d'action de grâces. Ce n'est qu'une fois atteinte une certaine satiété dans cette dernière joie que naît un sentiment plus subtil encore, celui qu'il peut y avoir une jouissance aussi à rompre la symétrie et la régularité ; ainsi lorsqu'on est incité à chercher la raison dans une apparence de déraison, ce qui nous ramène alors, sorte de solution esthétique d'une énigme, comme à un genre plus élevé de plaisir d'art dont nous avons parlé en premier lieu. - Qui poursuivra cet examen saura à quelles sortes d'hypothèses on renonce ici par principe pour l'explication des phénomènes esthétiques".
Nietzsche, Humain, trop humain (1878), II, Opinions et sentences mêlées, § 119, trad. R. Rovini, pp. 68-69.
"En tant que phénomène esthétique, la fonction critique de l'art porte en elle sa propre défaite. La liaison même de l'art à la forme contrecarre la négation de la servitude humaine dans l'art. Pour être niée, l'aliénation doit être représentée dans l'oeuvre d'art avec l'apparence (schein) de la réalité comme réalité dépassée et maîtrisée. Cette apparence de maîtrise soumet nécessairement la réalité représentée à des critères esthétiques et ainsi la prive de son horreur. En outre, la forme de l'oeuvre d'art investit le contenu des qualités de la jouissance. Le style, le rythme, la métrique introduisent un ordre esthétique lui-même source de plaisir et qui réconcilie avec le contenu.
La qualité esthétique de la jouissance, et même le divertissement, a toujours été inséparable de l'essence de l'art, quelque tragique, quelque exempte de compromis que soit l'oeuvre d'art. La proposition d'Aristote sur l'effet purificateur de l'art résume la double fonction de l'art qui est à la fois d'opposer et de réconcilier, de dénoncer et d'acquitter, de faire resurgir ce qui est refoulé et de le refouler à nouveau, sous une forme « purifiée ». Les gens peuvent « s'élever » grâce aux classiques : ils lisent et ils peuvent voir leurs propres archétypes se rebeller, triompher, capituler ou périr. Et puisque tout ceci affecte une forme esthétique, ils peuvent en tirer du plaisir... et l'oublier."
Herbert Marcuse, Éros et civilisation, 1955, trad. E. Neny et B. Fraenkel, Paris, Seuil, coll. Points, p. 139.