"Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé ou pour parler comme Hegel, le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas ; i1s ne se taisent pas non plus, c'est autre chose. […] En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres. […]
Le parleur est en situation dans le langage, investi par les mots ; ce sont les prolongements de ses sens, ses pinces, ses antennes, ses lunettes […]. Le poète est hors du langage, il voit les mots à l'envers."
Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948, Folio Essais, p. 17-19.
"Ici la parole ne désigne rien. Elle ne décrit pas davantage. Mais le poète montre sans décrire, il évoque sans désigner « selon le jeu de la parole ». Ainsi parle un autre poète qui demeure, lui aussi, encore à entendre. Il ose alors nous dire, « voix étrange » à son tour : « Je dis une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets ». Et Heidegger, comme en écho à Mallarmé : « Quelle présence est plus haute, celle que le nom appelle ou celle qui est devant nous ? » Ainsi la parole, même réduite à un seul nom, loin d'être au service de l'information, est poème essentiellement. La linguistique ne la prend qu'au niveau de l'information. À quoi Mallarmé répondait d'avance : « Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie, l'emploi élémentaire du discours dessert l'universel reportage dont, la littérature exceptée ; participe tout entre les genres d'écrits contemporains. » Ce que cependant Mallarmé ne dit pas explicitement, tant son affaire est de conquérir dans la parole le niveau de la poésie, c'est que ce qu'il nomme « l'emploi élémentaire du discours » n'est qu'un affaissement de la parole. Mais Heidegger nous le dit à propos de Trakl : « La parole du poète n'est pas une exaltation mélodique du parler courant. Renversons la proposition. C'est bien plutôt celui-ci qui n'est plus qu’un poème oublié, fatigué par l'usage, et d'où à peine encore se laisse entendre un appel. » […]
Désigner une chose ne devient l'affaire de la langue qu'à son plus bas degré, celui que la linguistique détermine scientifiquement par sa représentation de la langue comme système de signes."
Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, III, Éditions de Minuit, 1974, p. 77-78 et 87.