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La vue ; l'image |
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"La vue m'assure la possession du monde et le constitue en « univers-pour-moi ». Le visuel me donne la possibilité de l'action. L'appréhension qu'il me donne du réel est engagement à l'action. Corollairement, ce que je vois, ce sont des objets. Je suis tenté d'y porter la main. L'objet n'est-il pas fait, une fois vu, pour être utilisé ? La vue fonde ma maîtrise. Dépouillé de la vue, je suis dans la paralysie de la nuit. Rien n'est rien. Me voici entraîné dans ce que sera l'opération technique. La vue n'y suffit pas mais sans elle aucune technique n'est possible. La vue n'y suffit pas, mais c'est ici peut- être que Spengler a raison : la vue de l'homme engage la technique. L'image visuelle désigne la totalité de ma possibilité de vie dans un monde où je suis maître et sujet. Toute technique est fondée sur la visualisation et implique la visualisation. Si l'on ne peut transformer un phénomène en visuel, il peut être l'objet d'une technique. Et la coïncidence se marque davantage par l'efficacité. La vue est l'organe de l'efficacité. Réciproquement user d'images, c'est efficace. L'image fait vendre en publicité. L'image assure une efficacité pédagogique inconnue jusqu'ici et la science repose maintenant sur des représentations visuelles."
Jacques Ellul, La parole humiliée, 1981, Bayard, p. 15-16.
"La transmission de la connaissance par images conduit, à cause de la puissance de participation des moyens, à éliminer progressivement la distance entre l'homme et sa connaissance (ce qui bien entendu est parfaitement en accord avec, et souhaitable pour, une civilisation technicienne), comme aussi bien la faculté de critique et d'autonomie du sujet pensant.
Nous pourrons donc dire sans abus que la connaissance transmise par images conduit à un mode de pensée qui présente les deux caractères suivants, outre ceux de l'intuition et de l'association que nous relevons plus haut. Il s'agit d'une pensée d'évidence : l'image qui la suscite provoque le sentiment d'évidence et la conviction de l'irraisonné. Cette forme de pensée explique la réaction si souvent constatée chez nos contemporains : lorsqu'on leur demande raison de leurs opinions, ils répondent : « C'est évident. » Cette pensée, créatrice de préjugés et de stéréotypes, est du domaine de I'indiscutable. Il est clair que l'on ne discute pas avec une image, on ne conteste pas avec le héros d'un film, mais ceci s'étend aux images mentales justement produites par le film : il n'y a pas de critique, pas de discussion possible, car ce sont deux méthodes de penser divergentes. Ce qui est saisi globalement ne peut être critiqué analytiquement; ce qui provoque une adhésion immédiate ne peut supporter le cheminement du discours. La conviction acquise ne peut être attaquée que sur son propre terrain : par d'autres images, par d'autres « évidences ». […]
L'autre caractère de cette pensée est qu'il s'agit toujours d'une pensée « engagée ». C'est-à-dire, mettons, une pensée relative à l'action et plutôt à l'action politique et sociale. Une pensée d'images, fondée sur, nourrie et provoquée par des images, est forcément engagée dans le contexte social créateur de ces images. Elle se rapporte sans échappatoire possible à cette réalité qui lui est transmise au moyen des systèmes visuels. Car il ne faut pas oublier que les images dont nous sommes abreuvés se rapportent toutes au contexte de notre société. Il est certain qu'il faut un accord entre le spectateur et l'image qu'on lui montre. Un film historique par exemple ne peut réussir que si le spectateur s'y retrouve lui-même, ou bien s'il peut rapporter l'actualité à cet historique. D'admirables documentaires sur Rodin, Balzac ou Van Gogh furent des échecs commerciaux, parce que ces vues ne répondent à rien pour le récepteur. L'image doit vraiment exprimer notre société pour réussir. Elle engage alors la pensée du spectateur dans des jugements, des décisions qui sont relatifs seulement à la vie technique, économique, politique. Ce n'est sûrement pas pour rien que justement au moment où nous étions envahis par ces images, l'on est venu nous faire la théorie de la nécessité d'une pensée engagée. Celle-ci ne peut rester indépendante de ce qui lui est montré, et ce qui lui est montré n'est que le contexte politico-social. Une pensée par images ne peut être une pensée abstraite ni critique. Elle est forcément une pensée en relation avec le milieu. […]
Les mots clefs de notre vocabulaire moderne sont, à cause de la propagande et de la publicité, des mots subordonnés à la reproduction visuelle, dépouillés de tout contenu rationnel, évocateurs seulement de visions qui nous entraînent dans un univers enchanté. Dire fascisme, progrès, science, justice : cela ne conduit à nulle idée, ne provoque nulle réflexion, mais fait éclater en nous une fanfare d'images, un feu d'artifice de lieux communs visuels, qui s'enchaînent exactement, et me fournissent un contenu pratique, une vérité commune d'autant plus aisée à consommer que les images toutes prêtes qui m'ont été livrées sont déjà digérées d'avance. Or, ne nous y trompons pas, ceci est le mode normal de pensée de l'homme actuel. Nous arrivons au stade purement émotionnel de la pensée. Pour commencer à réagir intellectuellement, l'homme a besoin d'une incitation imagée. La simple information brute, ou l'article, ou le livre ne font plus d'effet sur lui. Il ne réfléchit plus à partir de là, mais à partir de leur illustration. Il faut ce choc, cette émotion violente visuelle pour déclencher un mouvement de pensée. Et sautant d'image en image, c'est en réalité d'émotion en émotion que l'on saute, c'est de colère en indignation, de peur en ressentiment, de passion en curiosités que se meut notre pensée, à la fois enrichie dans sa diversité, dans sa polyvalence, mais extraordinairement stérilisée dans son efficacité spécifique de pensée. Le caractère émotif de ce que l'homme moderne appelle sa pensée, (et qui bien entendu n'a rien à faire avec celle du technicien ou du scientifique, mais une fois encore rappelons que nous nous occupons ici de l'homme quelconque, et non de l'élite intellectuelle) a d'ailleurs pour conséquence une extrême violence des convictions alliée à une extrême incohérence des arguments."
Jacques Ellul, La parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 232-233.
Date de création : 05/10/2012 @ 16:37
Dernière modification : 21/03/2013 @ 14:56
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