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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
Parole et image
 "Il n'est certes pas nécessaire de développer longuement la progression triomphale en notre société de l'image, et la régression de la parole. Nous vivons en permanence dans un univers d'images. Photo – cinéma – télévision – publicité – affiches – signalisations – illustrations. Nous sommes habitués à tout visualiser. La fameuse phrase de Bonaparte « Un croquis vaut mieux qu'un long discours » est devenue exacte de toute évidence pour nous. Encore une fois mesurons qu'il ne peut s'agir que de l'affirmation d'un homme d'action, d'un réaliste se référant au concret immédiat. C'est évident que pour désigner sur une carte les opérations d'un corps de cavalerie, un schéma vaut mieux que de longues explications parlées. Mais nous en avons fait une vérité générale. Ou plus exactement l'évidence de l'image rend vain tout autre mode d'expression. Mais ce que l'on peut nous montrer est toujours, forcément, de l'ordre du réel qui nous entoure. Monde de la représentation, du spectacle et de l'information confondue avec le visuel. Tant qu'on n'a pas l'image, l'information aujourd'hui reste douteuse. Et la grande théorie de l'information/communication ne prend son essor qu'au moment du développement du visuel. Bien entendu, les spécialistes diront que cela concerne tout autant l'information parlée, mais la coïncidence historique est essentielle, et de fait, on attribue à toute information les caractères du visuel : c'est à partir de celui-ci que l'on effectue en réalité toute la théorie de la communication, qui d'ailleurs s'exprime elle-même dans des croquis et des schémas. Que n'a-t-on dit et répété au sujet de la société du spectacle, avec toutes les dilutions, les expansions en tache d'huile, les pseudopodes et les contresens qu'on a attribués à cette formule. Une fois de plus, je demanderai que l'on se reporte effectivement à la pensée de Debord, rigoureuse et explicative, et que l'on ne mette pas n'importe quoi dans le texte de son livre. Société du spectacle, société qui se donne en spectacle à elle-même, société qui transforme tout en spectacle, paralyse tout par le spectacle, situe l'acteur involontaire et inconscient dans le rôle de spectateur, et fige ce qui n'est pas technique dans la visualisation. Société faite par, pour, en fonction de, au moyen de la visualisation. Tout lui étant subordonné, rien n'étant significatif hors d'elle. Le seul spectacle de l'homme traditionnel était celui de la Nature, qui précisément n'était pas un spectacle parce que cette Nature était à la fois source de la vie possible, et menace permanente contre laquelle il fallait se prémunir. Elle n'était pas le spectacle dont jouit le touriste arrivant au sommet de son ascension ou au bord de la tempête océane. La singularité de l'invasion de l'image ici est donc que, la société étant maintenant ce qui, substitué à la Nature, fournit et garantit à l'homme ses moyens de vivre, tous ses moyens, toutes ses possibilités, mais en même temps est aussi son plus grand danger, la menace totale et constante, individuelle et collective, voici donc la mutation extraordinaire, cette société-là est devenue spectacle, n'est saisie qu'en tant que spectacle. Comme si, il y a deux cents ans, on avait rassemblé l'équipage d'un navire en pleine tempête pour le faire assister à une représentation théâtrale de la Tempête de Shakespeare : cette situation impensable et grotesque, c'est exactement celle que nous vivons ! Spectacle des déchaînements, guerres, pestes et famines, catastrophes aériennes et attentats, qui voile d'ailleurs ce qui n'est plus spectacle, la condition des bagnards et des fous idéologiques ou des ouvriers à la chaîne. Mais cela aussi nous savons bien en faire un spectacle et le faire entrer dans notre univers d'images. La vue permet d'évacuer la réalité parce qu'elle n'est plus affrontée, confrontée à une vérité. La vue permet une représentation de la réalité, prise pour le réel, identifiée au réel parce qu'indiscutable comme lui, parce que l'image est plus réelle que la réalité. La représentation nous sert de cadre mental, nous croyons penser à des faits, mais ce ne sont que des représentations. Nous croyons agir, mais nous pataugeons dans une bouillie de représentations du réel provenant d'une profusion d'images, toutes synthétiques mais sans cohérence, et toujours changeantes. Présentées par un montreur de lanterne magique, qui choisit et colorie de façon variable, qui constitue notre panorama mental. Présentation à laquelle répond la représentation que je me donne à moi-même, rôle que je joue en refusant de considérer exactement qui je suis, qui me fait ce que je suis. Discours. Les images sont tellement plus satisfaisantes. Certes, il est toujours possible d'exalter cette situation, culture et liberté ! Ainsi ce texte savoureux d'un chroniqueur du Monde (juillet 1978) :
 « Il faut se faire une raison : nous vivons à l'âge de l'audiovisuel. La plupart des gens, les jeunes surtout, lisent peu, retiennent mal, oublient ce qu'ils ont appris à l'école et se souviennent à peine de ce qu'on leur dit à la télé. Le mot recule davantage chaque jour derrière l'image, et pas n'importe laquelle. L'image qui bouge et qui parle, non comme dans les livres, comme dans la vie, celle-là, oui, on la regarde. Les autres on les efface en appuyant sur le bouton. En d'autres temps, au cinéma, avant d'avoir droit au film, on avalait, bien obligé, l'indigeste documentaire de tradition sur l'extraction du diamant au Brésil ou l'enfance de Chateaubriand en Bretagne. À présent, terminé, on est libre de composer soi-même son programme. Personne ne peut nous obliger à "apprendre" contre notre gré. »
 Nous sommes ainsi libres, archi-libres, A condition bien sûr d'entrer dans la « culture audio-visuelle », d'accepter qu'on ne peut pas faire autrement, et que, en toute chose, il y a recul de la parole, du discours, de la lecture. Ceci étant acquis, admirables culture et liberté… Partout, il y a régression progressive du texte. Il suffit de considérer les livres de classe ou les magazines. Le retournement s'est effectué entre 1950-1960 : jusque là l'image était une simple illustration d'un texte dominant, le discours était la partie de loin la plus importante et accessoirement il y avait des images pour rendre plus concret le contenu du discours et fixer l'attention. C'était leur seul intérêt. Mais la situation est inverse : l'image contient tout. Et nous suivons au fil des pages une succession d'images, selon un processus mental totalement différent. Le texte n'est là que pour combler les vides, les lacunes, et aussi pour expliquer éventuellement ce qui pourrait ne pas être clair dans les images : parfois en effet, si elles sont évidentes, elles ne disent pas nettement ce qu'il faut y comprendre. Le rapport s'est donc inversé : l'image était illustration d'un texte. Maintenant le texte est devenu explication des images."
 
Jacques Ellul, La parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 127-130.


 "C'est véritablement un univers d'images au cœur duquel nous sommes situés en spectateurs. Notre fonction visuelle s'est extraordinairement amplifiée. Notre cerveau reçoit sans cesse le choc des visions de l'imaginaire, et non plus de la réalité. Et nous ne saurions plus aujourd'hui nous passer de cette référence et de ce divertissement. Nous vivons une grande partie de notre vie en spectateur. Jusqu'ici l'appréhension de la réalité par la vue nous incitait à l'action, maintenant,le spectacle sans arrière-plan qui s'offre à nous tout le jour nous laisse passifs, enregistreurs d'images. Cette multiplication des images, leur conjonction en une trame si serrée qu'elle nous enserre sans faille, le besoin que chacun en éprouve attestent clairement qu'il s'agit là non d'un hasard mais d'une exacte progression. L'image est la forme choisie de notre civilisation. L'image et non point la parole. Car si notre époque parle, et abonde en papiers imprimés, si jamais la pensée écrite ne fut diffusée comme aujourd'hui, cependant il se produit un mouvement étrange qui ôte à la parole son importance. Moulin à parole des discours et des journaux, à laquelle plus personne n'attache d'importance. Qui encore considérerait un livre comme décisif, capable de changer sa vie... il y en a tant. Et la parole d'un homme ensevelie sous les flots des paroles de millions d'hommes n'a plus ni sens ni portée. Parce qu'elle est diffusée à des milliers de kilomètres, à des millions d'exemplaires, la parole n'a d'importance pour aucun auditeur. Un coup d'œil distrait sur les gros titres du journal, ce titre n'est d'ailleurs pas pour celui qui l'enregistre une phrase ou une pensée raisonnable : il est une image, brutalement inscrite dans sa mémoire, et qui ne comporte pas la nécessité de lire l'article pour connaître le contenu, pour entrer dans une information ou un raisonnement : la formule a évoqué une série de stéréotypes qui suffisent amplement pour confirmer et rassurer l'individu. La nouvelle d'actualité entre dans le stock d'images qui serviront à alimenter cette opinion, stable et fragile en même temps. Nous sommes au bord du slogan. Ici le mot se dépouille complètement de son contenu raisonnable et sensé. Toute la propagande orale repose sur ce fait que le langage perd son sens et n'a plus qu'une valeur d'incitation et de déclenchement. Le mot est devenu son, pure excitation nerveuse, à laquelle l'homme répond par réflexe, ou par adhésion du milieu. Et, si l'on néglige ces mots magiques qui suscitent automatiquement haines, passions, rassemblements, dévouements, exécrations, le reste du langage se dissout pour ces hommes en un magma confus, une grisaille qui coule, brouillard méprisable parce qu'il empêche ou étouffe l'action, verbe sans puissance ; la multiplicité des images a créé un univers singulier et nouveau. La multiplicité des paroles les a vidées de leur contenu, de leur valeur. Nous passons méprisants à côté des hommes qui parlent toujours. Nous savons dans notre temps de technique, la vanité de la parole. « Plus de parole, des actes. » Chacun de nous, un jour ou l'autre a prononcé cette formule dans l'exaspération des vaines redites. L'image est le langage de l'action. Mais voici l'événement simplifiant : alors que vue du réel et action sont liées, alors que l'image est le langage de l'action, la transformation en spectateur stérilise l'action."
 
Jacques Ellul, La parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 140-141.
 

Date de création : 07/10/2012 @ 09:18
Dernière modification : 07/10/2012 @ 09:20
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