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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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La conception classique du langage conçu comme expression de la pensée
 "Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes ; comme si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on veut lui dire, si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu'elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine, pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées, et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins le raison que les hommes mais qu'elles n'en ont point du tout."
 
Descartes, Discours de la Méthode, 1637, 5e partie, La Pléiade, p. 164-165.
 
 "C'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on voit qu'il n'en faut que fort peu pour savoir parler ; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par des animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage. Car, s'il était vrai, puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est aussi une chose fort remarquable que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup d'autres: de façon que ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu'aucun de nous, et feraient mieux en toute autre chose ; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'une horloge qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence."
 
Descartes, Discours de la Méthode, 1637, 5e partie, La Pléiade, p. 164-165.


    "Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui ne puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la prolation [1] de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles ; mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient".

 

Descartes, "Lettre du 23 novembre 1646 au Marquis de Newcastle", in Oeuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1255-1256.


[1] Prolation : action de proférer.

 
    "L'usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages : d’abord d’enregistrer les consécutions de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes."

 

Hobbes, Léviathan, 1651, Chapitre 4, Folio essais, p. 97-98. 


  "La grammaire c'est l'art de parler.
  Parler, est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein.

  On a trouvé que les plus commodes de ces signes étaient les sons et les voix. […]
  Jusqu'ici, nous n'avons considéré dans la parole que ce qu'elle a de matériel, et qui est commun, au moins pour le son, aux hommes et aux perroquets.
  Il nous reste à examiner ce qu'elle a de spirituel, qui fait l'un des plus grands avantages de l'homme au‑dessus de tous les autres animaux, et qui est une des plus grandes preuves de la raison : c'est l'usage que nous en faisons pour signifier nos pensées, et cette invention merveilleuse de composer de vingt-cinq ou trente sons cette infinie variété de mots, qui, n'ayant rien de semblable en eux‑mêmes à ce qui se passe dans notre esprit, ne laissent pas d'en découvrir aux autres tout le secret, et de faire entendre à ceux qui n'y peuvent pénétrer, tout ce que nous concevons, et tous les divers mouvements de notre âme.
  Ainsi l'on peut définir les mots, des sons distincts et articulés, dont les hommes ont fait des signes pour signifier leurs pensées.
  C'est pourquoi on ne peut bien comprendre les diverses sortes de significations qui sont enfermées dans les mots, qu'on n'ait bien compris auparavant ce qui se passe dans nos pensées, puisque les mots n'ont été inventés que pour les faire connaître."

 

Antoine Arnauld et Claude Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, 1660, Seconde partie, Préambule et Chapitre 1er, Republications Paulet, 1969, p. 22-23, Allia, 2016, p. 27 et p. 49.

 

  "La grammaire c'est l'art de parler.
  Parler, est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein.

  On a trouvé que les plus commodes de ces signes étaient les sons et les voix. […]
  Jusqu'ici, nous n'avons considéré dans la parole que ce qu'elle a de matériel, et qui est commun, au moins pour le son, aux hommes et aux perroquets.
  Il nous reste à examiner ce qu'elle a de spirituel, qui fait l'un des plus grands avantages de l'homme au‑dessus de tous les autres animaux, et qui est une des plus grandes preuves de la raison : c'est l'usage que nous en faisons pour signifier nos pensées, et cette invention merveilleuse de composer de vingt-cinq ou trente sons cette infinie variété de mots, qui, n'ayant rien de semblable en eux‑mêmes à ce qui se passe dans notre esprit, ne laissent pas d'en découvrir aux autres tout le secret, et de faire entendre à ceux qui n'y peuvent pénétrer, tout ce que nous concevons, et tous les divers mouvements de notre âme.
  Ainsi l'on peut définir les mots, des sons distincts et articulés, dont les hommes ont fait des signes pour signifier leurs pensées.
  C'est pourquoi on ne peut bien comprendre les diverses sortes de significations qui sont enfermées dans les mots, qu'on n'ait bien compris auparavant ce qui se passe dans nos pensées, puisque les mots n'ont été inventés que pour les faire connaître.
  Tous les philosophes enseignent qu'il y a trois opérations de notre esprit : CONCEVOIR, JUGER, RAISONNER.
  CONCEVOIR, n'est autre chose qu'un simple regard de notre esprit sur les choses, soit d'une manière purement intellectuelle, comme quand je connais l'être, la durée, la pensée, Dieu; soit avec des images corporelles, comme quand je m'imagine un carré, un rond, un chien, un cheval.
  JUGER, c'est affirmer qu'une chose que nous concevons est telle, ou n'est pas telle : comme lorsqu'ayant conçu ce que c'est que la terre, et ce que c'est que rondeur, j'affirme de la terre, qu'elle est ronde.
  RAISONNER, est se servir de deux jugements pour en faire un troisième: comme lorsqu'ayant jugé que toute vertu est louable, et que la patience est une vertu, j'en conclus que la patience est louable.
  D'où l'on voit que la troisième opération de l'esprit n'est qu'une extension de la seconde; et ainsi il suffira, pour notre sujet, de considérer les deux premières, ou ce qui est enfermé de la première dans la seconde car les hommes ne parlent guère pour exprimer simplement ce qu'ils conçoivent, mais c'est presque toujours pour exprimer les jugements qu'ils font des choses qu'ils conçoivent.
  Le jugement que nous faisons des choses, comme quand je dis, la terre est ronde, s'appelle PROPOSITION; et ainsi toute proposition enferme nécessairement deux termes; l'un appelé sujet, qui est ce dont on affirme, comme terre ; et l'autre appelé attribut, qui est ce qu'on affirme, comme ronde: et de plus la liaison entre ces deux termes, est.
  Or il est aisé de voir que les deux termes appartiennent proprement à ma première opération de l'esprit, parce que c'est ce que nous concevons, et ce qui est l'objet de notre pensée; et que la liaison appartient à la seconde, qu'on peut dire être proprement l'action de notre esprit, et la manière dont nous pensons.
  Et ainsi la plus grande distinction de ce qui se passe dans notre esprit, est de dire qu'on peut considérer l'objet de notre pensée, et la forme ou la manière de notre pensée, dont la principale est le jugement : mais on y doit encore rapporter les conjonctions, disjonctions, et autres semblables opérations de notre esprit, et tous les autres mouvements de notre âme, comme les désirs, le commandement, l'interrogation, etc.
  Il s'ensuit de là que, les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que la plus générale distinction des mots soit que les uns signifient les objets des pensées, et les autres la forme et la manière de nos pensées, quoique souvent ils ne la signifient pas seule, mais avec l'objet, comme nous le ferons voir.
  Les mots de la première sorte sont ceux que l'on a appelés noms, articles, pronoms, participes, prépositions et adverbes; ceux de la seconde sont les verbes, les conjonctions, et les interjections; qui sont tous tirés, par une suite nécessaire, de la manière naturelle en laquelle nous exprimons nos pensées, comme nous allons le montrer."

 

Antoine Arnauld et Claude Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, 1660, Seconde partie, Préambule et Chapitre 1er, Republications Paulet, 1969, p. 22-23, Allia, 2016, p. 27 et p. 49-51.


 

  "Des idées des choses et des idées des signes.

  Quand on considère un objet en lui-même et dans son propre être, sans porter la vue de l'esprit à ce qu'il peut représenter, l'idée qu'on en a est une idée de chose, comme l'idée de la terre, du soleil ; mais quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l'idée qu'on en a est une idée de signe, et ce premier objet s'appelle signe. C'est ainsi qu'on regarde d'ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées : l'une de la chose qui représente, l'autre de la chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première.
  On peut faire diverses divisions des signes; mais nous nous contenterons ici de trois qui sont de plus grande utilité.
  Premièrement, il y a des signes certains qui s'appellent en grec techmêria ; comme la respiration l'est de la vie des animaux ; et il y en a qui ne sont que probables et qui sont appelés en grec sêmeia, comme la pâleur n'est qu'un signe probable de grossesse dans les femmes.
  La plupart des jugements téméraires viennent de ce que l'on confond ces deux espèces de signes, et que l'on attribue un effet à une certaine cause, quoiqu'il puisse aussi naître d'autres causes, et qu'ainsi il ne soit qu'un signe probable de cette cause.
  2° Il y a des signes joints aux choses, comme l'air du visage, qui est signe des mouvements de l'âme, est joint à ces mouvements qu'il signifie ; les symptômes, signes des maladies, sont joints à ces maladies ; et pour me servir d'exemples plus grands, comme l'arche, signe de l'Église, était jointe à Noé et à ses enfants, qui étaient la véritable Église de ce temps-là; ainsi nos temples matériels, signes des fidèles, sont souvent joints aux fidèles: ainsi la colombe, figure du Saint-Esprit, était jointe au Saint-Esprit ; ainsi le lavement du baptême, figure de la régénération spirituelle, est joint à cette régénération.
  Il y a aussi des signes séparés des choses, comme les sacrifices de l'ancienne loi, signes de Jésus-Christ immolé, étaient séparés de ce qu'ils représentaient.
  Cette division des signes donne lieu d'établir ces maximes :
  1° Qu'on ne peut jamais conclure précisément, ni de la présence du signe à la présence de la chose signifiée, puisqu'il y a des signes de choses absentes, ni de la présence du signe à l'absence de la chose signifiée, puisqu'il y a des signes de choses présentes. C'est donc par la nature particulière du signe qu'il en faut juger.
  2° Que, quoique une chose dans un état ne puisse être signe d'elle-même dans ce même état, puisque tout signe demande une distinction entre la chose représentante et celle qui est représentée, néanmoins il est très-possible qu'une chose dans un certain état se représente dans un autre état, comme il est très-possible qu'un homme dans sa chambre se représente prêchant ; et qu'ainsi la seule distinction d'état suffit entre la chose figurante et la chose figurée, c'est-à-dire qu'une même chose peut être dans un certain état chose figurante, et dans un autre chose figurée.
  3° Qu'il est très-possible qu'une même chose cache et découvre une autre chose en même temps, et qu'ainsi ceux qui ont dit que rien ne paraît par ce qui le cache, ont avancé une maxime très-peu solide ; car la même chose pouvant être en même temps et chose et signe, peut cacher comme chose ce qu'elle découvre comme signe. Ainsi la cendre chaude cache le feu comme chose et le découvre comme signe. Ainsi les formes empruntées par les anges les couvraient comme chose et les découvraient comme signes. Ainsi les symboles eucharistiques cachent le corps de Jésus-Christ comme chose et le découvrent comme symbole.
  4° L'on peut conclure que la nature du signe consistant à exciter dans les sens par l'idée de la chose figurante celle de la chose figurée, tant que cet effet subsiste, c'est-à-dire tant que cette double idée est excitée, le signe subsiste, quand même cette chose serait détruite en sa propre nature. Ainsi il n'importe que les couleurs de l'arc-en-ciel, que Dieu a prises pour signe qu'il ne détruirait plus le genre humain par un déluge, soient réelles et véritables, pourvu que nos sens aient toujours la même impression, et qu'ils se servent de cette impression pour concevoir la promesse de Dieu.
  Et il n'importe de même que le pain de l'eucharistie subsiste en sa propre nature, pourvu qu'il excite toujours dans nos sens l'image d'un pain qui nous serve à concevoir de quelle sorte le corps de Jésus-Christ est la nourriture de nos âmes, et comment les fidèles sont unis entre eux.
  La troisième division des signes est qu'il y en a de naturels qui ne dépendent pas de la fantaisie des hommes, comme une image qui paraît dans un miroir est un signe naturel de celui qu'elle représente, et qu'il y en a d'autres qui ne sont que d'institution et d'établissement, soit qu'ils aient quelque rapport éloigné avec la chose figurée, soit qu'ils n'en aient point du tout. Ainsi les mots sont signes d'institution des pensées et les caractères des mots."

 

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 1ère partie, Chapitre IV, Champs Flammarion, 1978, p. 80-82.


 

  "PANCRACE, dit en même temps, sans écouter Sganarelle : La parole a été donnée à l'homme, pour expliquer sa pensée; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées : mais ces portraits diffèrent des autres portraits, en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu'elle n'est autre chose que la pensée, expliquée par un signe extérieur: d'où vient que ceux qui pensent bien, sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes."
 
Molière, Le mariage forcé, 1664, Acte I, Scène 4.

 

  "§1. Les mots sont des signes sensibles nécessaires aux hommes pour s'entre-communiquer.
  Quoique l'homme ait une grande diversité de pensées, qui sont telles que les autres hommes en peuvent recueillir aussi bien que lui, beaucoup de plaisir et d'utilité ; elles sont toutes pourtant renfermées dans son esprit, invisibles et cachées aux autres, et ne sauraient paraître d'elles-mêmes. Comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la société sans une communication de pensées, il était nécessaire que l'homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels ces idées invisibles, dont ses pensées sont composées, puissent être manifestées aux autres. Rien n'était plus propre pour cet effet, soit à l'égard de la fécondité ou de la promptitude, que ces sons articulés qu'il se trouve capable de former avec tant de facilité et de variété. Nous voyons par là comment les mots, qui étaient si bien adaptés à cette fin par la nature, viennent à être employés par les hommes pour être signes de leurs idées et non par aucune liaison naturelle qu'il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car, en ce cas-là, il n'y aurait qu'une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le signe de telle idée. Ainsi, l'usage des mots consiste à être des marques sensibles des idées et les idées qu'on désigne par les mots sont ce qu'ils signifient proprement et immédiatement.

§2. Ils sont des signes sensibles des idées de celui qui s'en sert.
  Comment les hommes se servent de ces signes, ou pour enregistrer, si j'ose ainsi dire, leurs propre pensées afin de soulager leur mémoire, ou pour produire leurs idées et les exposer aux yeux des autres hommes, les mots ne signifient autre chose dans leur première et immédiate signification, que les idées qui sont dans l'esprit de celui qui s'en sert, quelque imparfaitement ou négligemment que ces idées soient déduites des choses l'on suppose qu'elles représentent. Lorsqu'un homme parle à un autre, c'est afin de pouvoir être entendu ; et le but du langage est que ces sons ou marques puissent faire connaître les idées de celui qui parle, à ceux qui l'écou­tent. Par conséquent c'est des idées de celui qui parle que les mots sont des signes, et personne ne peut les appliquer immédiatement comme signes à aucune autre chose qu'aux idées qu'il a lui-même dans l'esprit : car en user autrement, ce serait les rendre signes de nos propres conceptions, et les appliquer cependant à d'autres idées, c'est-à-dire faire qu'en même temps ils fussent et ne fussent pas signes de nos idées, et par cela même qu'ils ne signifiassent rien du tour. Comme les mots sont des signes volontaires par rapport à celui qui s'en sert, ils ne sauraient être des signes volontaires qu'il emploie pour désigner des choses qu'il ne connaît point ; ce serait vouloir les rendre signes de rien, de vains sons destitués de toute signification. Un homme ne peut pas faire que ses mots soient signes, ou des qualités qui sont dans les choses, ou des conceptions qui se trouvent dans l'esprit d'une autre personne, s'il n'a lui-même aucune idée de ces qualités et de ces conceptions. Jusqu'à ce qu'il ait quelques idées de son propre fond, il ne saurait supposer que certaines idées correspondent aux conceptions d'une autre personne, ni se servir d'aucuns signes pour les exprimer ; car alors ce seraient des signes de ce qu'il ne connaîtrait pas, c'est-à-dire des signes d'un rien. Mais lorsqu'il se représente à lui-même les idées des autres hommes par celles qu'il a lui-même, s'il consent de leur donner les mêmes noms que les autres hommes leur donnent, c'est toujours à ses propres idée qu'il donne ces noms, aux idées qu'il a, et non à celles qu'il n'a pas."

 

John Locke, Essai sur l'entendement humain, 1689, Livre III, chapitre 2, tr. fr. Pierre Coste, Vrin, 1983, p. 324-325, Le Livre de Poche, 2009, p. 614-616.



  "Je ne saurais exprimer un jugement avec des mots, si, dès l'instant que je vais prononcer la première syllabe, je ne voyais pas déjà toutes les idées dont mon jugement est formé. Si elles ne s'offraient pas toutes à la fois, je ne saurais par où commencer, puisque je ne saurais pas ce que je voudrais dire. Il en est de même lorsque je raisonne ; je ne commencerais point, ou je ne finirais point un raisonnement, si la suite des jugements qui le composent, n'était pas en même temps présente à mon esprit. Ce n'est donc pas en parlant que je juge et que je raisonne. J'ai déjà jugé et raisonné, et ces opérations de l'esprit précèdent nécessairement le discours. En effet nous apprenons à parler, parce que nous apprenons à exprimer par des signes les idées que nous avons, et les rapports que nous apercevons entre elles. Un enfant n'apprendrait donc pas à parler, s'il n'avait pas déjà des idées, et s'il ne saisissait pas déjà des rapports. Il juge donc et il raisonne avant de savoir un mot d'aucune langue. Sa conduite en est la preuve, puisqu'il agit en conséquence des jugements qu'il porte. Mais parce que sa pensée est l'opération d'un instant, qu'elle est sans succession, et qu'il n'a point de moyen pour la décomposer, il pense, sans savoir ce qu'il fait en pensant ; et penser n'est pas encore un art pour lui. Si une pensée est sans succession dans l'esprit, elle a une succession dans le discours, où elle se décompose en autant de parties qu'elle renferme d'idées. Alors nous pouvons observer ce que nous faisons en pensant, nous pouvons nous en rendre compte ; nous pouvons par conséquent, apprendre à conduire notre réflexion. Penser devient donc un art, et cet art est l'art de parler."

 

Condillac, Cours d'études pour l'instruction du Prince de Parme, 1798, in Œuvres complètes, tome sixième, 1821, p. 285.


Date de création : 08/10/2012 @ 09:02
Dernière modification : 09/10/2016 @ 08:31
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