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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
Fonction événementielle et fonction argumentative
 "Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c'est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle, à la table d'un grand, d'une cour du Nord : il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire ; il discourt des moeurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes : il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur : « Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original : je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit : « C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. »"
 
La Bruyère, Les caractères, 1688, "De la société et de la conversation".


 "Lorsqu'il s'agit de comprendre à quelle fin les êtres humains utilisent le langage, une démarche raisonnable consiste à les observer en train de parler. L'extrait suivant, légèrement simplifié, a été enregistré dans une conversation entre trois amis, Nr, Nd et J, durant laquelle Nr raconte un épisode de son récent voyage à Hawaï.
Nr - On est allé dans un arboretum, il y des arbres qui sont vraiment très impressionnants, ils poussent, et puis il y a des branches qui viennent...
J - Ah oui, elle m'a raconté ça. C'est pas des... Ça va t'intéresser, écoute bien.
Nr - Attends ! Et puis il y a des trucs qui tombent des branches qui poussent encore dans la terre. [...] Et puis c'est vraiment des arbres très, très, très grands. Alors parfois, tu vois un arbre, tu peux vraiment rentrer dedans. C'est comme un labyrinthe. [...]
Nd - Quand on était au Vietnam, il y en avait quelques-uns, des comme ça, effectivement très, très grands, mais eux, ils avaient vraiment une très, très grosse racine. Visiblement, il y a plusieurs espèces.
Nr - Oui, parce que je crois qu'ils sont...
Nd - T'as l'impression qu'ils marchent.
Nr - Oui. Parce que je crois que ces arbres-là, ils ont été importés à Hawaï de, de l'Asie de l'Est. Mais c'est vraiment comme si l'arbre allait te manger. Tu vois, c'est très... C'était vraiment très, très beau. C'est, c'est vraiment la nature la plus belle que j'aie jamais vue.
 Nr a été visiblement impressionnée par sa visite à l'arboretum d'Hawaï et tient à en faire part à ses amis. Cette forme de conversation, au cours de laquelle les individus rapportent des événements qui sortent de l'ordinaire, est courante. Dans les conversations spontanées que j'ai pu enregistrer, au moins un quart des échanges sont de ce type. J'ai pu vérifier l'importance quantitative de la communication événementielle dans les autres cultures pour lesquelles les données m'étaient accessibles.
 […] notons qu'il s'agit d'un comportement qui apparaît très tôt dans notre espèce. Entre neuf et douze mois, le jeune enfant commence à communiquer systématiquement en direction des adultes pour signaler l'irruption d'un stimulus inattendu, par exemple un petit pantin qui s'agite à l'autre bout de la pièce. Il semble que nous soyons la seule espèce à agir ainsi. Les chimpanzés, par exemple, sont particulièrement curieux et sont également attirés par ce qui leur semble nouveau. Mais ils ne tentent pourtant pas de signaler activement le stimulus à leurs congénères, ou très rarement. S'il est un aspect par lequel le langage diffère radicalement des différentes formes de communication animale, c'est bien par cette utilisation que nous en faisons pour signaler les phénomènes déviants, comme ces arbres aux très grosses racines de l'extrait précédent.
 Par le langage, nous communiquons systématiquement non seulement les événements qui nous semblent déviants, mais également ceux qui ont un impact émotionnel sur les interlocuteurs, par exemple la mort d'un acteur connu et apprécié. Le langage comporte donc une fonction événementielle, qui recouvre la fonction narrative, dont l'importance dans l'évolution du langage a été soulignée par Bernard Victorri […]
 À côté de cette fonction événementielle, le langage remplit un autre rôle, celui de nous permettre d'argumenter. L'exemple suivant a été observé entre deux collègues un jour de grève de transports.
D - Alors, t'as réussi à venir, toi aussi?
G - Il n'y avait pas de problème sur la ligne B.
D - Mais hier, ils ont dit à la télé qu'il n'y aurait aucun train.
G - Aucun train au-delà de gare du Nord. Mais autrement, le trafic était normal.
 D sait que G habite sur le parcours de la ligne B et il s'étonne, croyant cette ligne en grève, que G ait pu se rendre normalement à son travail. Cet étonnement ne s'inscrit pas dans le mode « événementiel ». Ni D, ni G ne cherchent à signaler un événement hors normes. Quant à la remarque initiale de D, elle n'est certainement pas destinée à apprendre à G le fait qu'elle énonce !
 L'intervention de D vise à signaler, non pas un événement, mais un problème, puis à argumenter à propos de ce problème. Cette fonction argumentative constitue l'autre grand pilier des conversations spontanées.
 Elle consiste à discuter logiquement d'incompatibilités entre des constats et des connaissances préalables, comme dans l'extrait précédent, ou entre des constats et des désirs, comme dans les très nombreux cas où les individus déplorent un état de fait et discutent les moyens de le changer.
 Comme pour le mode événementiel, la conversation sur le mode argumentatif ne constitue pas un phénomène culturel isolé ni une mode. Nous ne connaissons pas de culture dans laquelle la conversation spontanée, cette activité qui pousse les individus à prononcer quelques 15 000 mots en moyenne chaque jour, ne soit pas consacrée pour l'essentiel à ces deux fonctions de base, événementielle et argumentative. Nous ne connaissons pas de culture dans laquelle l'inattendu, le déviant, ne susciterait pas l'intérêt. Nous ne connaissons pas non plus de culture où les individus ne traiteraient pas spontanément leurs étonnements, leurs désaccords et leurs difficultés par la discussion. Certes, les cultures divergent significativement par les formes de l'expression: dans certaines d'entre elles, par exemple, le désaccord ne peut pas s'exprimer de manière frontale et doit passer par des voies détournées. Mais cela ne change rien aux mécanismes régissant l'argumentation spontanée, qui semblent se retrouver à l'identique dans les différents endroits du monde."
 
Jean-Louis Dessalles, "Éthologie du langage", in Les origines du langage, Le Pommier, 2010, p. 126-132.


 "[…] le langage est presque gratuit. Ce n'est certainement pas le coût des prises de parole qui en assure la crédibilité. Alors que le rugissement du lion peut être un indicateur fiable de sa vigueur, ce n'est pas dans les efforts laryngés du locuteur humain que l'on peut discerner le vrai du faux. Les auditeurs ont cependant à leur disposition deux moyens complémentaires de tester la validité des faits inattendus qu'on leur rapporte. Le premier consiste simplement à aller vérifier les dires du locuteur. Ce sera évidemment possible pour des événements actuels et proches. Pour tous les autres cas, le dispositif anti-menteur est d'une autre nature.
 Le langage tel qu'il est utilisé par Homo sapiens fonctionne selon deux modes principaux, le mode événementiel et le mode argumentatif, que nous avons illustrés avec les extraits relatifs à l'arboretum et à la grève des transports. Dans le premier extrait, la locutrice faisait part d'une expérience hors normes, en parlant de ces arbres qui ressemblent à des labyrinthes. Dans le deuxième extrait, D testait la cohérence d'une situation : il s'agissait pour lui de comprendre comment G avait pu venir travailler, sachant que la ligne de train qu'il utilise était présumée en grève. La coexistence de ces deux modes conversationnels dans notre espèce s'explique en considérant que le mode argumentatif a initialement évolué en tant que dispositif anti-menteur pour le mode événementiel.
 Le seul moyen à la disposition des êtres humains pour estimer la validité d'un témoignage qu'ils ne peuvent pas directement vérifier consiste à en tester la cohérence. C'est ce qui est fait lors des procès criminels. C'est aussi ce que réalisent les interlocuteurs au quotidien lorsqu'ils argumentent. Toute incohérence apparente appelle une explication, et les être humains ont pour réflexe de signaler les incohérences qu'ils ont pu déceler dans le discours des autres, voire, comme le montre l'extrait des grèves de transports, dans les situations qu'ils perçoivent. Malheur à celui qui ne pourra résoudre une incohérence qui concerne ses propres dires. Il passera pour un menteur. Non seulement il ne pourra prétendre au bénéfice d'avoir rapporté un événement sortant de l'ordinaire, mais il se verra au contraire retirer toute crédibilité. À l'inverse, la personne qui est capable de détecter une incohérence ou de la résoudre se voit socialement récompensée. Cette récompense se comprend, dans le jeu politique d'Homo sapiens, car de tels individus sont précieux pour valider les informations."
 
Jean-Louis Dessalles, "Éthologie du langage", in Les origines du langage, Le Pommier, 2010, p. 168-171.


Date de création : 19/10/2012 @ 13:35
Dernière modification : 21/10/2012 @ 11:11
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