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Texte à méditer :  Ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes.  Heinrich Heine
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Hors des sentiers battus
La télévision
   "En regardant la télévision, on se rappelle la remarque de Bernard Shaw la première fois qu'il vit, la nuit, les enseignes clignotantes de Broadway et de la 42e rue. Cela doit être beau, a-t-il dit, quand on ne sait pas lire. La télévision américaine est, de même, un magnifique spectacle, un délice visuel avec ses milliers d'images qui défilent à longueur de journée. La durée moyenne d'un plan est de 3,5 secondes, si bien que l'œil ne se repose jamais, il a toujours quelque chose de nouveau à voir. De plus, le téléspectateur se voit proposer toute une variété de sujets qui requièrent le minimum d'efforts de compréhension et sont en grande partie axés autour de la gratification émotionnelle. Même les publicités que certains considèrent comme inopportunes sont conçues avec une grande habileté, toujours plaisantes à l'œil et accompagnées d'une musique entraînante. Il est indéniable que les meilleures photographies au monde se voient actuellement sur les publicités à la télévision. Autrement dit, la télévision américaine se consacre entièrement à divertir son auditoire.
 Dire simplement que la télévision est divertissante est une banalité. Il n'y a pas là de quoi menacer la culture, ni matière à écrire un livre. C'est même un fait plutôt réjouissant. La vie, comme nous nous plaisons à le dire, n'est pas un chemin semé de fleurs. La vue de quelques floraisons, ici et là, peut rendre notre voyage un tantinet plus supportable. C'est sûrement ce que pensaient les Lapons. C'est vraisemblablement ce que pensent les quatre-vingt-dix millions d'Américains qui regardent la télévision tous les soirs. Mon propos n'est pas de dire que la télévision est divertissante mais de souligner qu'elle a fait du divertissement mode de présentation naturel de toute expérience. Notre poste de télévision nous met en communication avec le monde mais il le fait en affichant un sourire inaltérable. Le problème n'est pas que la télévision nous offre des divertissements, mais que tous les sujets soient traités forme de divertissement, ce qui est une autre affaire.
 Autrement dit, le divertissement est la supra-idéologie de tout discours à la télévision. Quoi que ce soit qu'elle nous montre, et de quelque point de vue, ce doit toujours être, en définitive, pour notre amusement et notre plaisir. Ainsi, même après nous avoir fait passer des extraits d'événements tragiques et barbares, le présentateur du journal télévisé nous invite instamment à le « retrouver le lendemain ». Mais pourquoi donc ? On pourrait penser que quelques minutes de carnage et de meurtre suffisent à provoquer un mois d'insomnie. Or nous acceptons l'invitation du présentateur parce que nous savons que les " nouvelles " ne doivent pas être prises au sérieux, que tout cela c'est pour rire, en quelque sorte. Tout le contexte du journal télévisé nous renvoie cette idée : la belle apparence et l'amabilité du minet, son ton de badinage plaisant, la musique entraînante qui ouvre et clôt la présentation des nouvelles, la vivacité du rythme auquel se succèdent les flashes d'information, les publicités séduisantes - tout est là pour nous suggérer que ce que nous venons de voir ne doit pas nous faire pleurer.
Les informations télévisées ne sont pas là pour notre éducation, notre réflexion, ni dans un but cathartique, elles sont seulement prétexte à divertissement."
 
Neil Postman, Se distraire à en mourir, 1985, tr. fr. Thérésa de Chérisey, Nova éditions, 2010, p. 133-135.

 
 "Le sang et le sexe, le drame et le crime ont toujours fait vendre et le règne de l'Audimat devait faire remonter à la une, à l'ouverture des journaux télévisés, ces ingrédients que le souci de respectabilité imposé par le modèle de la presse écrite sérieuse avait jusque-là porté à écarter ou à reléguer. Mais les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. Les prestidigitateurs ont un principe élémentaire qui consiste à attirer l'attention sur autre chose que ce qu'ils font. Une part de l'action symbolique de la télévision, au niveau des informations par exemple, consiste à attirer l'attention sur des faits qui sont de nature à intéresser tout le monde, dont on peut dire qu'ils sont omnibus - c'est-à-dire pour tout le monde. Les faits omnibus sont des faits qui, comme on dit, ne doivent choquer personne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas, qui font consensus, qui intéressent tout le monde mais sur un mode tel qu'ils ne touchent à rien d'important. Le fait divers, c'est cette sorte de denrée élémentaire, rudimentaire, de l'information qui est très importante parce qu'elle intéresse tout le monde sans tirer à conséquence et qu'elle prend du temps, du temps qui pourrait être employé pour dire autre chose. Or, le temps est une denrée extrêmement rare à la télévision. Et si l'on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c'est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses précieuses. Si j'insiste sur ce point, c'est qu'on sait par ailleurs qu'il y a une proportion très importante de gens qui ne lisent aucun quotidien ; qui sont voués corps et âme à la télévision comme source unique d'informations. La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population. Or, en mettant l'accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques. Par ce biais, on s'oriente vers une division, en matière d'information, entre ceux qui peuvent lire les quotidiens dits sérieux, si tant est qu'ils resteront sérieux du fait de la concurrence de la télévision, ceux qui ont accès aux journaux internationaux, aux chaînes radio en langue étrangère et, de l'autre côté, ceux qui ont pour tout bagage politique l'information fournie par la télévision, c'est-à-dire à peu près rien."
 
Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raisons d'agir Éditions, 1996.

 
 "Les règles de l'information n'ont pas changé depuis la fin du XIXe siècle : maîtriser la vitesse des nouvelles, en contrôler le flux et l'exactitude par la vérification et le recoupement, notamment en allant sur le terrain, hiérarchiser l'information, s'adresser à un public, attirer son attention, expliquer, simplifier au besoin, etc. Il y a un siècle, déjà, intellectuels et journalistes, hostiles à l'essor de la grande presse populaire, déploraient la surabondance et la rapidité de l'information, sources de « dérapages » de la part de journaux soucieux d'annoncer les premiers la nouvelle « exclusive » pour « griller » le concurrent, mais aussi la tendance de la presse à cultiver l'émotion et le sensationnalisme, à transformer l'information en spectacle. Leur conclusion était sans appel : une dégradation de l'information, nourrie par la commercialisation ou la « marchandisation » de la nouvelle salissait tout. Depuis bien longtemps, cette dernière est un produit, dont la valeur dépend de la masse des lecteurs susceptibles de s’y intéresser.
 La période récente démontre que les notions de brièveté et d'instantanéité se sont peu à peu substituées à celle de vitesse. D'abord, à partir du postulat que le public, très sollicité par l'offre d'information, soumis à la rapidité de la vie moderne, se lasse des longues démonstrations, les articles des journaux sont raccourcis, de même que les formats des reportages ou la durée des interviews. Une bonne interview doit avoir du rythme c'est-à-dire combiner des questions brèves et des réponses courtes. Aller à l'essentiel, schématiser tout en restant clair, sont des règles absolues de l'interview qui s'appliquent au responsable politique, au scientifique comme à l'homme de la rue. Les modalités du langage de la publicité et de la communication s'imposent désormais au journalisme. Dans ces conditions, l'espace de l'analyse se réduit, ce qui, de facto, revient à nier la complexité des faits sociaux.
 Ensuite, l'instantanéité est érigée en dogme de la bonne information. Il ne suffit plus d'évoquer un événement, il faut le faire vivre en direct. L’image télévisée à la fois devient l'instrument d'explication de l'information, et transforme le téléspectateur en témoin, voire, par effet d'identification, en acteur de l'événement. Étant admis qu'un média d'images ne peut informer si, précisément il est privé d'images, les journaux télévisés cherchent, par tous les moyens, à éviter la situation de pénurie qui les fragiliserait face à la concurrence : d'où le recours aux banques d'images en continu et le renfort d'envoyés spéciaux sur le lieu de l'événement.
  Or, l'urgence de l'actualité peut faire brusquement oublier les règles élémentaires de l'authentification et du recoupement de l'information. La nécessité de montrer des images ouvre la porte aux manipulations collectives, notamment lorsque l'information provient d'un canal incontrôlé. Dans ce cas, la réserve des rédactions prévaut généralement. Mais les scrupules peuvent voler en éclats, selon l'importance accordée à l'événement et l'attitude des chaînes concurrentes. Refuser de diffuser des images que la chaîne d'en face semble légitimer en les proposant au téléspectateur, c'est, à coup sûr, compromettre son audience.
  De nos jours, les reportages télévisés répondent à des critères qui jouent sur la fibre émotionnelle, la proximité, l'identification. Quel que soit le sujet, le même angle domine : la situation vécue d'un individu ou d'un groupe d'individus doit éclairer une information générale. Le cas d'une famille de Palestiniens anonymes permettra d'expliquer le conflit israélo-palestinien. Le drame d'une région subissant de plein fouet le chômage sera illustré par le cas d'un ouvrier licencié par une importante entreprise locale.
 De loin en loin, le stéréotype se répète. Se contentant de mettre bout à bout des interviews de victimes, de témoins, d'acteurs, et de les lier par des bribes de commentaires, le journaliste, apparemment, s'efface et renonce à toute prétention d'analyse Mieux : il semble en confier la responsabilité aux « experts », chefs d'entreprises, militaires, syndicalistes, universitaires, « psys », responsables d'associations, etc., qui viendront justifier le bien-fondé du reportage. Le témoin est là pour attester la vérité de l'information : c'est vrai, puisqu'il le dit ! Cependant, une part d'illusion demeure, car le journaliste reste maître des questions et de la sélection des réponses. Réduit à quelques secondes dans un reportage d'une minute trente l'interview ou le « micro-trottoir » sert la démonstration du journaliste. Bref, le reportage n'analyse plus mais fournit à son auteur les moyens de valider une interprétation préalable de l'événement."
 
Fabrice d'Almeida, Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande Guerre à nos jours, Éd. Flammarion, 2003.

Date de création : 26/10/2012 @ 14:00
Dernière modification : 27/10/2012 @ 10:03
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