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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
Les règles de l'art

  "Tous les ouvrages de l'art ont des règles générales, qui sont des guides qu'il ne faut jamais perdre de vue. Mais comme les lois sont toujours justes dans leur être général, mais presque toujours injustes dans l'application, de même les règles, toujours vraies dans la théorie, peuvent devenir fausses dans l'hypothèse. Les peintres et les sculpteurs ont établi les proportions qu'il faut donner au corps humain, et ont pris pour mesure commune la longueur de la face ; mais il faut qu'ils violent à chaque instant les proportions, à cause des différentes attitudes dans lesquelles il faut qu'ils mettent les corps : par exemple, un bras tendu est bien plus long que celui qui ne l'est pas. Personne n'a jamais plus connu l'art que Michel-Ange ; personne ne s'en est joué davantage. Il y a peu de ses ouvrages d'architecture où les proportions soient exactement gardées ; mais, avec une connaissance exacte de tout ce qui peut faire plaisir, il semblait qu'il eût un art à part pour chaque ouvrage.

 Quoique chaque effet dépende d'une cause générale, il s'y mêle tant d'autres causes particulières, que chaque effet a, en quelque façon, une cause à part. Ainsi l'art donne les règles, et le goût les exceptions ; le goût nous découvre en quelles occasions l'art doit soumettre, et en quelles occasions il doit être soumis."

 

 

Montesquieu, Essai sur le goût, "Des règles", 1757.


 

    "Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l'art. Puisque le talent, comme faculté innée de l'artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l'art.
Quoiqu'il en soit de cette définition, qu'elle soit simplement arbitraire, ou qu'elle soit ou non conforme au concept que l'on a coutume de lier au mot génie [...], on peut toutefois déjà prouver que, suivant la signification en laquelle ce mot est pris ici, les beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du génie.
    Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit est tout d'abord représenté comme possible, si on doit l'appeler un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d'une règle quelconque, qui possède comme principe de détermination un concept, et par conséquent il ne permet pas que l'on pose au fondement un concept de la manière dont le produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d'après laquelle ils doivent réaliser leur produit. Or, puisque sans une règle qui le précède le produit ne peut jamais être dit un produit de l'art, il faut que la nature donne la règle à l'art dans le sujet (et cela par la concorde des facultés de celui-ci) ; en d'autres termes, les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie.
    On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire, dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s'agit pas d'une aptitude à ce qui peut être appris d'après une règle quelconque ; il s'ensuit que l'originalité doit être sa première propriété ; 2° que l'absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l'imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle de jugement ; 3° qu'il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise ce produit, et qu'au contraire c'est en tant que nature qu'il donne la règle ; c'est pourquoi le créateur d'un produit qu'il doit au génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s'y rapportent et il n'est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. (C'est pourquoi aussi le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius, l'esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source de l'inspiration dont procèdent ces idées originales) ; 4° que la nature à travers le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l'art ; et que cela n'est le cas que s'il s'agit des beaux-arts".


Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, § 46, Vrin, 1965, p. 138-139.


 

    "Dans le domaine scientifique ainsi, le plus remarquable auteur de découvertes ne se distingue que par le degré de l'imitateur et de l'écolier le plus laborieux, tandis qu'il est spécifiquement différent de celui que la nature a doué pour les beaux-arts. Il ne faut cependant pas voir en ceci une quelconque dépréciation de ces grands hommes auxquels l'espèce humaine doit tant, par rapport à ceux qui par leur talent pour les beaux-arts sont les favoris de la nature. Le grand privilège des premiers par rapport à ceux qui méritent l'honneur d'être appelé des génies, c'est que leur talent consiste à contribuer à la perfection toujours croissante des connaissances et de l'utilité qui en dépend, comme à instruire les autres dans ces mêmes connaissances. Mais pour le génie l'art s'arrête quelque part, puisqu'une limite lui est imposée au-delà de laquelle il ne peut aller, limite qu'il a d'ailleurs vraisemblablement déjà atteinte depuis longtemps et qui ne peut être reculée ; en outre, l'aptitude propre au génie ne peut être communiquée et elle est donnée immédiatement à chacun en partage de la main de la nature ; elle disparaît donc avec lui, jusqu'à ce que la nature confère à un autre les mêmes dons."
 

Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, extrait du § 47.
 
    "Il reste maintenant à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'oeuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclair. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'oeuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il la fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. [...]
    [...] Ainsi la règle du beau n'apparaît que dans l'oeuvre, et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre oeuvre."


Alain, Système des beaux arts, 1920.

1. Dégagez l'idée centrale du texte.

2. Expliquez comme l'artisan peut devenir artiste.

3. Comment expliquer que le peintre soit « spectateur aussi de son oeuvre en train de naître » ?

4. Pourquoi la « règle du beau » ne peut-elle servir d'exemple ?


 

 
 "L'imagination n'est par seulement la mère du caprice, mais la servante et la pourvoyeuse de la volonté créatrice.
 La fonction du créateur est de passer au crible les éléments qu'il en reçoit, car il faut que l'activité humaine s'impose à elle-même ses limites. Plus l'art est contrôlé, limité, travaillé, et plus il est libre.
 En ce qui me concerne, j'éprouve une espèce de terreur quand, au moment de me mettre au travail, et devant l'infini des possibilités offertes, j'éprouve la sensation que tout m'est permis. Si tout m'est permis, le meilleur et le pire, si rien ne m'offre de résistance, tout effort est inconcevable, je ne puis fonder sur rien et toute entreprise, dès lors, est vaine.
 Suis-je donc obligé de me perdre dans cet abîme de liberté ? À quoi m'attacherai-je pour échapper au vertige qui me prend devant la virtualité de cet infini ? Pourtant je ne périrai pas. Je vaincrai ma terreur et me rassurerai à l'idée que je dispose des sept notes de la gamme et de ses intervalles chromatiques, que le temps fort et le temps faible sont à ma portée, et que je tiens ainsi des éléments solides et concrets qui m'offrent un champ d'expérience tout aussi vaste que ce vague et vertigineux infini qui m'effrayait tout à l'heure. C'est de ce champ que je vais tirer mes racines, bien persuadé que les combinaisons qui disposent de douze sons à chaque octave et de toutes ces variétés de la rythmique me promettent des richesses que toute l'activité du génie humain n'épuisera jamais....
 C'est un fait d'expérience, et qui n'est qu'apparemment paradoxal, que nous trouvons la liberté dans une étroite soumission à l'objet : « Ce n'est pas la sagesse, c'est la sottise qui s'obstine, dit Sophocle dans la magnifique version d'Antigone donnée par André Bonnard. Regarde les arbres. C'est en épousant les mouvements de la tempête qu'ils conservent leur tendres rameaux ; mais s'ils se cabrent contre le vent, les voilà emportés avec leurs racines. »
 Prenons le meilleur exemple : la fugue, forme parfaite où la musique ne signifie rien au-delà d'elle-même. N'implique-t-elle pas la soumission de l'auteur à la règle ? et n'est-ce pas dans cette contrainte qu'il trouve l'épanouissement de sa liberté de créateur ? La force, dit Léonard de Vinci, naît par la contrainte et meurt par liberté.
 L'insoumission se targue du contraire et supprime la contrainte avec l'espoir toujours déçu de trouver dans la liberté le principe de la force. Elle n'y trouve que l'arbitraire des caprices et les désordres de la fantaisie. Elle perd ainsi toute espèce de contrôle, se désoriente et finit par demander à la musique des choses qui sont hors de sa portée et de sa compétence. N'est-ce pas, en effet, lui demander l'impossible que d'attendre qu'elle exprime des sentiments, qu'elle traduise des situations dramatiques, qu'elle imite, enfin, la nature ?"
 
Igor Stravinsky, Poétique musicale, nouvelle édition revue et complétée, Ed. Bon Plaisir, Plon, 1952, p. 45 et 52-53.


 

  "Tout objet technique nécessite pour être fabriqué un savoir-faire. Celui-ci est d'abord étranger à l'apprenti, qui par la répétition des gestes l'intériorise sous la forme d'habitus. En apprenant à faire un mur, l'apprenti maçon intériorise ce qu'il mettra en oeuvre en tant qu'artisan. Dire qu'il connaît le métier veut dire qu'il peut monter un mur selon les règles de l'art. Devant l'oeuvre, en revanche, l'artiste n'est pas tout à fait dans la même situation. Qu'il le sache ou non, il ne produit pas un objet qu'il sait faire, mais justement ce qu'il ne sait pas faire, ce qui n'appartient pas à son habitus. Plus précisément, il apprend, pour une prochaine fois qui n'aura jamais lieu, à faire l'oeuvre qu'il n'a pas encore créée par les gestes qui lui donnent naissance. Il est en train d'apprendre à faire une oeuvre qu'il ne connaît pas autrement que par cet apprentissage. [...] Ce serait à peine métaphoriser que de dire que c'est l'oeuvre qui a l'initiative. Mais ce serait une métaphore. En réalité, chaque geste de l'artiste anticipe une oeuvre qui vient vers lui parce qu'il la suscite. C'est cette anticipation effectuée qui se donne à voir dans l'exposition, dans la manifestation de l'oeuvre. [...] C’est pourquoi la jouissance esthétique consiste à plonger dans la transparence de l'origine, puisque c'est exactement ce que montre l'œuvre : aucune autre raison d'être qu'elle-même, aucune autre justification que d'être soi. Coïncidant avec son origine, se rendant absolument transparente à elle-même, l'oeuvre figure la chair, l'auto-affection s'éprouvant dans la présentation du monde, C'est pourquoi l'oeuvre peut être figurative. C'est l'énigme (souvent commentée) de Cézanne : « l'homme absent, mais tout entier dans le paysage »."

 

Alain Cugno, L'Existence du mal, 2002, Seuil, p. 232-234.

 

 


Date de création : 07/12/2005 @ 20:41
Dernière modification : 19/08/2024 @ 12:24
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