"Il existe de nombreux faits établis dans les sciences théoriques qui, s'ils étaient confrontés au point de vue immédiat et à l'opinion que la foule a de la question, seraient, relativement à cela, tout à fait semblables à des choses que peut apercevoir un dormeur durant son sommeil ! Et nombre de ces choses ne reposent pas même sur des prémisses qui seraient, elles, de l'ordre des prémisses concevables par la foule, qui seraient persuasives pour la foule lorsque celle-ci réfléchirait à ces idées ; dont il est au contraire impossible qu'elles suscitent chez quiconque quelque persuasion que ce soit, mais dont on ne peut acquérir qu'une certitude, si l'on a procédé pour les connaître selon la méthode de la certitude. Ainsi, dirait-on à la foule, ou même à des gens d'un niveau de discours plus élevé que cela, que le soleil, qui paraît, lorsqu'on le voit, de la taille d'un pied, est en fait à peu près cent soixante-dix fois plus grand que la terre, que les gens trouveraient cela impossible. Ceux qui imagineraient cela se feraient l'impression de rêver, et il nous serait impossible de les en persuader en usant de prémisses auxquelles ils pourraient assentir peu de temps après leur mention, en un temps raisonnable. Il n'est au contraire d'autre moyen d'accéder à une science comme celle-ci que la méthode de la démonstration, pour ceux qui ont emprunté cette méthode."
Averroès, L'Incohérence de l'incohérence, XIIe siècle, tr. fr. Marc Geoffroy, in L'Islam et la raison, Flammarion, 2000.
"À tout prendre, les méthodes scientifiques sont un fruit de la recherche au moins aussi important que n'importe quel autre de ses résultats ; car c'est sur l'intelligence de la méthode que repose l'esprit scientifique, et tous les résultats de la science ne pourraient empêcher, si ces méthodes venaient à se perdre, une recrudescence de la superstition et de l'absurdité reprenant le dessus. Des gens intelligents peuvent bien apprendre tout ce qu'ils veulent des résultats de la science, on n'en remarque pas moins à leur conversation, et notamment aux hypothèses qui y paraissent, que l’esprit scientifique leur fait toujours défaut : ils n'ont pas cette méfiance instinctive pour les aberrations de la pensée qui a pris racine dans l'âme de tout homme de science à la suite d'un long exercice. Il leur suffit de trouver une hypothèse quelconque sur une matière donnée, et les voilà tout feu tout flamme pour elle, s'imaginant qu'ainsi tout est dit. Avoir une opinion, c'est bel et bien pour eux s'en faire les fanatiques et la prendre dorénavant à cœur en guise de conviction. Y a-t-i1 une chose inexpliquée, ils s'échauffent pour la première fantaisie qui leur passe par la tête et ressemble à une explication ; il en résulte continuellement, surtout dans le domaine de la politique, les pires conséquences. C'est pourquoi tout le monde devrait aujourd'hui connaître à fond au moins une science ; on saurait tout de même alors ce que c'est que la méthode, et tout ce qu'il y faut d'extrême circonspection."
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, Chapitre IX, § 635, tr. fr. Robert Rovini, Folio essais, p. 332-333.
"Malgré l'apparence de complexité qu'elle présente dans ses formes les plus raffinées, la méthode scientifique est, au fond et par elle-même, d'une simplicité remarquable. Elle consiste à observer des faits permettant à l'observateur de découvrir les lois générales qui y président. Les deux phases, celle de l'observation et celle de l'inférence, aboutissant à l'établissement d'une loi, sont également essentielles, et chacune se prête à un affinement indéfini ; mais, au fond, le premier homme qui a dit : « Le feu brûle », a employé la méthode scientifique, en tout cas lorsqu'il lui est arrivé de se brûler lui-même à plusieurs reprises. Cet homme a déjà passé par deux phases, celle de l'observation et celle de la généralisation. Mais il lui manque encore ce qu'exige la technique scientifique, à savoir, d'une part, un choix judicieux de faits significatifs et, d'autre part, les moyens de parvenir à l'établissement de lois autrement que par la simple généralisation."
Bertrand Russell, L'Esprit scientifique et la science dans le monde moderne, 1931, Partie I, § 1, tr. fr. Samuel Jankélévitch, J.-B. Janin, 1947.
"La manière dont Galilée conçoit une méthode scientifique correcte implique une prédominance de la raison sur la simple expérience, la substitution de modèles idéaux (mathématiques) à une réalité empiriquement connue, la primauté de la théorie sur les faits. C'est seulement ainsi que les limitations de l'empirisme aristotélicien ont pu être surmontées et qu'une véritable méthode expérimentale a pu être élaborée ; une méthode dans laquelle la théorie mathématique détermine la structure même de la recherche expérimentale, ou, pour reprendre les termes propres de Galilée, une méthode qui utilise le langage mathématique (géométrique) pour formuler ses questions à la nature et pour interpréter les réponses de celle-ci ; qui, substituant l'Univers rationnel de la précision au monde de l'à-peu-près connu empiriquement, adopte la mensuration comme principe expérimental fondamental et le plus important. C'est cette méthode qui, fondée sur la mathématisation de la nature, a été conçue et développée – sinon par Galilée lui-même, dont le travail expérimental est pratiquement sans valeur, et qui doit sa renommé d'expérimentateur aux efforts infatigables des historiens positivistes – du moins par ses disciples et ses successeurs."
Alexandre Koyré, "Les origines de la science moderne", 1956, in Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard, tel, 1985, p. 83.
"L'une des principales caractéristiques qui distinguent la science moderne de celle des périodes antérieures tient à l'importance toute particulière de ce qu'on appelle la « méthode expérimentale ». Toute connaissance empirique repose en fin de compte sur des observations, mais celles-ci peuvent être obtenues de deux manières entre lesquelles il y a une différence essentielle. Quand nous employons la manière non expérimentale, nous jouons un rôle passif. Nous nous contentons de regarder les étoiles ou les fleurs, de remarquer les ressemblances et les différences, et de chercher des régularités qui puissent s'exprimer sous forme de lois. Au contraire, dans la manière d'observer qu'on appelle expérimentale, nous prenons un rôle actif. Au lieu d'attendre que la nature nous donne des situations à observer, nous essayons d'en créer. Autrement dit, nous nous livrons à des expérimentations.
La méthode expérimentale a été extraordinairement féconde. Les progrès considérables de la physique depuis deux siècles, et surtout depuis quelques dizaines d'années, n'auraient pas pu s'accomplir sans elle. S'il en est ainsi, on peut se demander pourquoi cette méthode n'est pas utilisée dans toutes les sciences. C'est qu'il y a des domaines où elle n'est pas aussi commode à mettre en oeuvre que dans celui de la physique. En astronomie, par exemple on ne peut pas dévier une planète de son orbite pour voir ce que cela va donner. Les objets étudiés par l'astronomie sont hors d'atteinte, nous ne pouvons que les observer et les décrire. Parfois l'astronome est en mesure de reproduire en laboratoire des conditions similaires à celles qu'on trouve par exemple à la surface du soleil ou de la lune, et d'observer ce qui se produit dans ces conditions. Mais il ne s'agit point là d'une véritable expérience astronomique. C'est une expérience de physique qui présente un intérêt pour l'astronomie.
Toutes différentes sont les raisons qui empêchent les sociologues de se livrer à des expériences sur des groupes d'une certaine ampleur. Il leur arrive, certes, d'expérimenter sur des groupes, mais ceux-ci sont généralement de dimensions restreintes. Si nous désirons apprendre comment les gens réagissent lorsqu'ils n'ont pas d'eau, nous pouvons prendre deux ou trois personnes, les mettre au régime déshydraté et observer leurs réactions. Mais cela ne nous renseigne guère sur la façon dont réagirait une communauté importante si son approvisionnement en eau se trouvait interrompu. Il serait intéressant, pour voir, de couper l'eau à New York, par exemple. Est-ce que cela engendrerait la panique ou l'apathie ? Est-ce que les habitants organiseraient une révolution pour renverser la municipalité ? Bien entendu, pas un sociologue n'ira proposer pareille expérience ; il sait que la communauté ne l'admettrait pas. Les gens ne permettraient jamais aux sociologues de jouer avec leurs besoins essentiels.
Même quand il n'est question d'aucune cruauté véritable envers une communauté, des pressions sociales puissantes s'exercent souvent à l'encontre de la réalisation d'expériences portant sur des groupes. Par exemple, il y a au Mexique une tribu qui se livre à une certaine danse rituelle chaque fois qu'une éclipse de soleil a lieu. Les membres de la tribu sont convaincus que c'est la seule façon d'apaiser la divinité qui a provoqué l'éclipse. Finalement, la lumière du soleil brille à nouveau. Supposons qu'un groupe d'anthropologistes s'attache à persuader ces gens que leur danse rituelle n'a rien à voir avec le retour du soleil, et leur propose une expérience : la prochaine fois que la lumière disparaîtra, n'exécutez pas votre danse, et on verra bien ce qui se passera. Les membres de la tribu s'indigneraient aussitôt : ce serait courir le risque de passer le reste de leur existence dans le noir. Ils croient si fort à leur théorie qu'ils refusent de la mettre à l'épreuve. Et ainsi, vous voyez, certains obstacles s'opposent à l'expérimentation dans les sciences sociales, même lorsque les scientifiques sont convaincus qu'elle ne saurait entraîner aucun dommage pour la société. Le spécialiste des sciences sociales se trouve en général réduit à puiser sa documentation dans l'histoire et dans des expériences pratiquées sur des individus ou sur de petits groupes. Dans une dictature, cependant, il arrive souvent que des expériences soient pratiquées sur des groupes étendus, non pas seulement afin de tester une théorie, mais bien plutôt parce que le gouvernement croit qu'une façon de procéder inédite serait plus efficace que l'ancienne : ainsi se lance-t-il dans des expériences sur une grande échelle, en agriculture, en économie, etc. Dans une démocratie, il n'est pas possible de se livrer à des expériences aussi audacieuses, parce que si jamais elles tournaient mal, le gouvernement aurait à affronter la colère publique lors des prochaines élections."
Rudolph Carnap, Les Fondements philosophiques de la physique, 1946, tr. fr. Jean-Mathieu Muccioli et Antonia Soulez, Armand Colin, 1973, p. 47-49.
Date de création : 23/11/2012 @ 17:47
Dernière modification : 17/07/2024 @ 11:55
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