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Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
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Hors des sentiers battus
Le fait scientifique
 "Cependant, on objecte encore [à toute théorie transformiste] que tout ce qu'on voit annonce, relativement à l'état des corps vivants, une constance inaltérable dans la conservation de leur forme ; et l'on pense que tous les animaux dont on nous a transmis l'histoire, depuis deux ou trois mille ans, sont toujours les mêmes, et n'ont rien perdu, ni rien acquis dans le perfectionnement de leurs organes et dans la forme de leurs parties.
 Outre que cette stabilité apparente passe, depuis longtemps, pour une vérité de fait, on vient d'essayer d'en consigner des preuves particulières dans un rapport sur les collections d'histoire naturelle rapportées d'Égypte par M. Geoffroy. Les rapporteurs s'y expriment de la manière suivante :
« La collection a d'abord cela de particulier, qu'on peut dire qu'elle contient des animaux de tous les siècles. Depuis longtemps on désirait de savoir si les espèces changent de forme par la suite des temps. Cette question, futile en apparence, est cependant essentielle à l'histoire du globe, et par suite à la solution de mille autres questions, qui ne sont pas étrangères aux plus graves objets de la vénération humaine.
 Jamais on ne fut mieux à portée de la décider pour un grand nombre d'espèces remarquable, et pour plusieurs milliers d'autres. Il semble que la superstition des anciens Égyptiens ait été inspirée par la nature dans la vue de laisser un monument de son histoire... »
 « On ne peut, continuent les rapporteurs, maîtriser les élans de son imagination, lorsqu'on voit encore conservé avec ses moindres os, ses moindres poils et parfaitement reconnaissable, tel animal qui avait, il y a deux ou trois mille ans, dans Thèbes ou dans Memphis, des prêtres actuels. Mais sans nous égarer dans toutes les idées que ce rapprochement fait naître, bornons-nous à vous exposer qu'il résulte de cette partie de la collection du C. Geoffroy, que ces animaux sont parfaitement semblables à ceux d'aujourd'hui. » (Annales du Muséum d’Histoire naturelle, vol. I, p. 235 et 236).
 Je ne refuse pas de croire à la conformité de ressemblance de ces animaux avec les individus des mêmes espèces qui vivent aujourd’hui. Ainsi, les oiseaux que les Égyptiens ont adorés et embaumés, il y a deux ou trois mille ans, sont encore en tout semblables à ceux qui vivent actuellement dans ce pays.
 
Il serait assurément bien singulier que cela fût autrement ; car la position de l'Égypte et son climat sont encore, à très-peu près, ce qu'ils étaient à cette époque. Or, les oiseaux qui y vivent s'y trouvant encore dans les mêmes circonstances où ils étaient alors, n'ont pu être forcés de changer leurs habitudes.
 
D' ailleurs, qui ne sent que les oiseaux qui peuvent si aisément se déplacer et choisir les lieux qui leur conviennent, sont moins assujettis que bien d'autres animaux aux variations des circonstances locales, et par-là moins contrariés dans leurs habitudes.
  Il n' y a rien, en effet, dans l'observation qui vient d'être rapportée, qui soit contraire aux considérations que j' ai exposées sur ce sujet, et, surtout, qui prouve que les animaux dont il s'agit aient existé de tout temps dans la nature ; elle prouve seulement qu' ils fréquentaient l'Égypte il y a deux ou trois mille ans ; et tout homme qui a quelque habitude de réfléchir, et en même temps d'observer ce que la nature nous montre des monuments de son antiquité, apprécie facilement la valeur d' une durée de deux ou trois mille ans par rapport à elle.

  Aussi, on peut assurer que cette apparence de stabilité des choses dans la nature, sera toujours prise, par le vulgaire des hommes, pour la réalité ; parce qu'en général, on ne juge de tout que relativement à soi."
 
Lamarck, Philosophie zoologique, chap. III, "De l'espèce parmi les corps vivants et de l'idée que nous devons attacher à ce mot", GF-Flammarion, 1994, p. 110-111.


 "Le fait scientifique n'est que le fait brut traduit dans un langage commode.
 Il est vrai qu'au dernier échelon les choses changent. La terre tourne-t-elle ? Est-ce là un fait vérifiable ? Galilée et le grand-inquisiteur pouvaient-ils, pour se mettre d'accord, en appeler au témoignage de leurs sens ? Au contraire, ils étaient d'accord sur les apparences, et quelles qu'eussent été les expériences accumulées, ils seraient restés d'accord sur les apparences sans s'accorder jamais sur leur interprétation. C'est même pour cela qu'ils ont été obligés d'avoir recours à des procédés de discussion aussi peu scientifiques.
 C'est pourquoi j'estime qu'ils n'étaient pas en désaccord sur un fait ; nous n'avons pas le droit de donner le même nom à la rotation de la Terre, qui était l'objet de leur discussion, et aux faits bruts ou scientifiques que nous avons passés en revue jusqu'ici.
 Après ce qui précède, il semble superflu de rechercher si le fait brut est en dehors de la science, car il ne peut pas y avoir, ni science sans fait scientifique, ni fait scientifique sans fait brut, puisque le premier n'est que la traduction du second.
 Et alors a-t-on le droit de dire que le savant crée le fait scientifique ? Tout d'abord il ne le crée pas ex nihilo puisqu'il le fait avec le fait brut. Par conséquent il ne le fait pas librement et comme il veut. Quelque habile que soit l'ouvrier, sa liberté est toujours limitée par les propriétés de la matière première sur laquelle il opère.
 Que voulez-vous dire après tout quand vous parlez de cette création libre du fait scientifique et quand vous prenez pour exemple l'astronome qui intervient activement dans le phénomène de l'éclipse en apportant son horloge ? Voulez-vous dire : l'éclipse a eu lieu à neuf heures ? Mais si l'astronome avait voulu qu'elle eût lieu à dix heures, cela ne tenait qu'à lui, il n'avait qu'à avancer son horloge d'une heure.
 Mais l'astronome, en faisant cette mauvaise plaisanterie, aurait évidemment abusé d'une équivoque. Quand il me dit : l'éclipse a eu lieu à neuf heures, j'entends que neuf heures est l'heure déduite de l'indication brute de la pendule, par la série des corrections d'usage. S'il m'a donné seulement cette indication brute, ou s'il a fait des corrections contraires aux règles habituelles, il a changé sans me prévenir le langage convenu. Si au contraire il a eu soin de me prévenir, je n'ai pas à me plaindre, mais alors c'est toujours le même fait exprimé dans un autre langage.
 En résumé, tout ce que crée le savant dans un fait, c'est le langage dans lequel il l'énonce. S'il prédit un fait, il emploiera ce langage, et pour tous ceux qui sauront le parler et l'entendre, sa prédiction est exempte d'ambiguïté. D'ailleurs une fois cette prédiction lancée, il ne dépend pas évidemment de lui qu'elle se réalise ou qu'elle ne se réalise pas.
 […] le savant intervient activement en choisissant les faits qui méritent d'être observés. Un fait isolé n'a par lui-même aucun intérêt ; il en prend un si l'on a lieu de penser qu'il pourra aider à en prédire d'autres ; ou bien encore si, ayant été prédit, sa vérification est la confirmation d'une loi. Qui choisira les faits qui, répondant à ces conditions, méritent le droit de cité dans la science ? C'est la libre activité du savant.
 Et ce n'est pas tout. J'ai dit que le fait scientifique est la traduction d'un fait brut dans un certain langage ; j'aurais dû ajouter que tout fait scientifique est formé de plusieurs faits bruts. Les exemples cités plus haut le montrent assez bien. […]
 En résumé les faits sont des faits, et s'il arrive qu'ils sont conformes à une prédiction ce n'est pas par un effet de notre libre activité. Il n'y a pas de frontière précise entre le fait brut et le fait scientifique ; on peut dire seulement que tel énoncé de fait est plus brut ou, au contraire, plus scientifique que tel autre."
 
Henri Poincaré, La valeur de la science, 1905, Champs Flammarion, 1970, p. 161-163.


 "Affirmé dogmatiquement par un empirisme qui s'enferre dans sa constatation, un fait s'inféode à des types de compréhension sans rapport avec la science actuelle. D'où des erreurs que la cité scientifique n'a pas de peine à juger. Qui a compris, par exemple, la théorie scientifique du point de rosée a conscience d'apporter une preuve définitive qui clôt une ancienne controverse. La technique d'un hygromètre comme ceux de Daniell ou de Regnault — pour ne citer que des appareils connus au milieu du XIXe siècle — donne une garantie d'objectivité moins facile à obtenir d'une simple observation « naturelle ». Une fois qu'on a reçu cette leçon d'objectivité, on ne peut guère commettre l'erreur d'un Renan qui croit pouvoir rectifier le sens commun en ces termes : « Le vulgaire aussi se figure que la rosée tombe du ciel et croit à peine le savant qui l'assure qu'elle sort des plantes. »
 Les deux affirmations sont également fausses ; elles portent toutes deux la marque d'un empirisme sans organisation de lois. Si la rosée tombait du ciel ou si elle sortait des plantes, elle ne susciterait qu'une bien courte problématique. Le phénomène de la rosée est rationalisé par la loi fondamentale de l'hygrométrie liant la tension de vapeur à la température. Appuyé sur la rationalité d'une telle loi, on peut, sans contestation possible, résoudre le problème de la rosée. [...] Ainsi les faits s'enchaînent d'autant plus solidement qu'ils sont impliqués dans un réseau de raisons. C'est par l'enchaînement, conçu rationnellement, que les faits hétéroclites reçoivent leur statut de faits scientifiques.
 Que la Terre tourne, c'est donc là une idée avant d'être un fait. Ce fait n'a primitivement aucun trait empirique. Il faut le mettre à sa place dans un domaine rationnel d'idées pour oser l'affirmer. Il faut le comprendre pour l'appréhender. Si Foucault cherche, avec le pendule du Panthéon, une preuve terrestre de ce fait astronomique, c'est parce qu'un long préambule de pensées scientifiques lui a donné l'idée de cette expérience. Et quand Poincaré dit que sur une terre couverte de nuages cachant les étoiles, les hommes auraient pu découvrir la rotation de la Terre par l'expérience de Foucault, il ne fait que donner un exemple de rationalisme récurrent répondant à la formule : on aurait pu, on aurait dû prévoir, ce qui revient à définir la pensée rationnelle comme une prescience."
 
Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, Ed. P.U.F, 1949, p. 52 et 123.

Date de création : 24/11/2012 @ 17:06
Dernière modification : 16/05/2013 @ 14:57
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