"Quand on débute dans l'étude de la mécanique on a l'impression que tout dans cette branche de la science est simple, fondamental et établi pour toujours. On soupçonnerait à peine l'existence d'une piste importante que, pendant trois siècles, personne n'a remarquée. Cette piste négligée est liée à un des concepts fondamentaux de la mécanique, celui de masse.
Reprenons la simple expérience idéalisée de la voiture placée sur une voie unie. Si elle est au repos et reçoit un choc, elle se mouvra ensuite avec une certaine vitesse. Supposons que l'action de la force puisse être répétée autant de fois qu'on le désire, le mécanisme du choc agissant de la même manière et exerçant la même force sur la même voiture. Si souvent qu'on répète l'expérience, la vitesse finale est toujours la même. Mais qu'arrivera-t-il si l'expérience est modifiée, par exemple, si la voiture, de vide qu'elle était, est maintenant chargée ? Sa vitesse finale sera, bien entendu, plus petite. D'où cette conclusion : si la même force agit sur deux corps différents, mais qui sont tous les deux au repos, les vitesses finales ne seront pas les mêmes. Nous disons que la vitesse dépend de la masse du corps, étant plus petite si la masse est plus grande. Nous savons ainsi, du moins théoriquement, comment on peut déterminer la masse d'un corps ; ou, pour parler plus exactement, combien de fois une masse est plus grande qu'une autre."
Albert Einstein et Léopold Infeld, L'évolution des idées en physique, 1936, Paris, Flammarion, 1982, coll. Champs, p. 35.
"Sous sa première forme, la notion de masse correspond à une appréciation quantitative grossière et comme gourmande de la réalité. On apprécie une masse des yeux. Pour un enfant avide, le plus gros fruit est le meilleur, celui qui parle le plus clairement à son désir, celui qui est l'objet substantiel du désir. La notion de masse concrétise le désir même de manger. La première contradiction est alors, comme toujours, la première connaissance. On l'acquiert dans la contradiction du gros et du pesant. Une coque vide contredit l'avidité. De cette déception prend naissance une connaissance valorisée que le fabuliste prendra comme symbole de l'expérience acquise par « les vieilles personnes », Quand on tient un bien dans le creux de la main, on commence à comprendre que le plus gros n'est pas nécessairement le plus riche. Une perspective d'intensités vient soudain approfondir les premières visions de la quantité. Aussitôt la notion de masse s'intériorise.
Elle devient le synonyme d'une richesse profonde, d'une richesse intime d'une concentration des biens. Elle est alors l'objet de curieuses valorisations où les rêveries animistes les plus diverses se donnent libre cours. A ce stade, la notion de masse est un concept-obstacle. Ce concept bloque la connaissance : il ne la résume pas [...]. Du point de vue dynamique, le concept animiste de masse est aussi trouble que du point de vue statique. Pour l'homo faber, la masse est toujours une massue.
La massue est un outil de puissance ; c'est donc dire que sa fonction n'est pas facilement analysée. Corrélativement, le sens commun néglige la masse des choses menues, des choses « insignifiantes ». En résumé, la masse n'est une quantité que si elle est assez grosse. Elle n'est donc pas, primitivement, un concept d'application générale comme le serait un concept formé dans une philosophie rationaliste."
Bachelard, La philosophie du non, Paris, P.U.F., 1940, p. 22-24.
"Insistons maintenant sur l'aspect rationnel que prend le concept de masse. Ce troisième aspect prend toute sa netteté à la fin du XVIIe siècle quand se fonde, la mécanique rationnelle, avec Newton. C'est le temps de la solidarité notionnelle. A l'usage simple et absolu d'une notion fait suite l'usage corrélatif des notions. La notion de masse se définit alors dans un corps de notions et non plus seulement comme un élément primitif d'une expérience immédiate et directe. Avec Newton, la masse sera définie comme le quotient de la force par l'accélération. Force, accélération, masse s'établissent corrélativement dans un rapport analysé par les lois rationnelles de l'arithmétique [...].
À notre avis, dès qu'on a défini en corrélation les trois notions de force, de masse, d'accélération, on est tout de suite très loin des principes fondamentaux du réalisme puisque n'importe laquelle de ces trois notions peut être appréciée par des substitutions qui introduisent des ordres réalistiques différents. D'ailleurs, du fait de la corrélation, on pourra déduire une des notions, n'importe laquelle, des deux autres. En particulier, la notion de masse, si nettement réaliste dans sa forme première, est en quelque sorte subtilisée quand on passe, avec la mécanique de Newton, de son aspect statique à son aspect dynamique. Avant Newton, on étudiait la masse dans son être, comme quantité de matière.
Après Newton, on l'étudie dans un devenir des phénomènes, comme coefficient de devenir [...]. Pour interpréter dans le sens réaliste la corrélation des trois notions de force, de masse et d'accélération, il faut passer du réalisme des choses au réalisme des lois. Autrement dit, il faut admettre déjà deux ordres de réalité [...]. Il faut se rendre compte qu'une fois la relation fondamentale de la dynamique établie, la mécanique devient vraiment rationnelle de part en part. Une mathématique spéciale s'adjoint à l'expérience et la rationalise ; la mécanique rationnelle se pose dans une valeur apodictique ; elle permet des déductions formelles ; elle s'ouvre sur un champ d'abstraction indéfini ; elle s'exprime en des équations symboliques les plus diverses [...].
La mécanique rationnelle à l'égard du phénomène mécanique est exactement dans le même rapport que la géométrie pure à l'égard de la description phénoménale. La mécanique rationnelle conquiert rapidement toutes les fonctions d'un a priori kantien. La mécanique rationnelle de Newton est une doctrine scientifique pourvue déjà d'un caractère philosophique kantien. La métaphysique de Kant s'est instruite sur la mécanique de Newton."
Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, 1940, p. 27-30.