"Travail et ennui. - Chercher du travail en vue du salaire - voilà en quoi presque tous les hommes sont égaux dans les pays civilisés : pour eux tous, le travail n'est qu'un moyen, non pas le but en soi ; aussi bien sont-ils peu raffinés dans le choix du travail, qui ne compte plus à leurs yeux que par la promesse du gain, pourvu qu'il en assure un appréciable. Or il se trouve quelques rares personnes qui préfèrent périr plutôt que de se livrer sans joie au travail ; ce sont ces natures portées à choisir et difficiles à satisfaire qui ne se contentent pas d'un gain considérable, dès lors que le travail ne constitue pas lui-même le gain de tous les gains. A cette catégorie d'hommes appartiennent les artistes et les contemplatifs de toutes sortes, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages ou dans des intrigues et des aventures amoureuses. Tous ceux-là veulent le travail et la nécessité pour autant qu'y soit associé le plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s'il le faut. Au demeurant, ils sont d'une paresse résolue, dût-elle entraîner l'appauvrissement, le déshonneur, et mettre en danger la santé et la vie. Ils ne craignent pas tant l'ennui que le travail sans plaisir : ils ont même besoin de s'ennuyer beaucoup s'ils veulent réussir dans leur propre travail. Pour le penseur comme pour tous les esprits sensibles l'ennui est ce désagréable "calme plat" de l'âme, qui précède l'heureuse navigation et les vents joyeux : il faut qu'il supporte, qu'il en attende l'effet : - c'est là précisément ce que les natures les plus faibles ne peuvent absolument pas obtenir d'elles-mêmes! Chasser l'ennui de soi par n'importe quel moyen est aussi vulgaire que le fait de travailler sans plaisir. Peut-être est-ce là ce qui distingue les Asiatiques des Européens, d'être capables d'un calme plus long, plus profond que ces derniers ; même leurs stupéfiants agissent lentement et exigent de la patience, contrairement à la répugnante soudaineté de l'alcool, ce poison européen."
Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, Livre premier, § 42, tr. fr. Pierre Klossowski, Folio essais, 1985, p. 83-84.
"Pour titre de cette étude nous avons choisi l'expression, quelque peu prétentieuse, d' « esprit du capitalisme ». Que faut-il entendre par là ? […] Nous allons nous référer à un document de cet « esprit », dans sa pureté presque classique, qui contient ce que nous cherchons ici […] :
Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings.
Souviens-toi que le crédit, c'est de l'argent. […]
Souviens-toi que l'argent est, par nature, générateur et prolifique. […]
Souviens-toi du dicton : le bon payeur est le maître de la bourse d'autrui. Celui qui est connu pour payer ponctuellement et exactement à la date promise, peut à tout moment et en toutes circonstances se procurer l'argent que ses amis ont épargné. Ce qui est parfois d'une grande utilité. Après l'assiduité au travail et la frugalité, rien ne contribue autant à la progression d'un jeune homme dans le monde que la ponctualité et l'équité dans ses affaires.
[…] Celui qui perd inutilement pour cinq shillings de son temps, perd cinq shillings; il pourrait tout aussi bien jeter cinq shillings dans la mer.
Celui qui perd cinq shillings, perd non seulement cette somme, mais aussi tout ce qu'il aurait pu gagner en l'utilisant dans les affaires, ce qui constituera une somme d'argent considérable, au fur et à mesure que l'homme jeune prendra de l'âge.
C'est Benjamin Franklin qui nous fait ce sermon […]. Qui doutera que c'est l' « esprit du capitalisme » qui parle ici de façon si caractéristique […] ? […] Le propre de cette philosophie de l'avarice semble être l'idéal de l'homme d'honneur dont le crédit est reconnu et, par-dessus tout, l'idée que le devoir de chacun est d'augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi. En fait, ce n'est pas simplement une manière de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prêchée, mais une éthique particulière. En violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d'oubli du devoir. Là réside l'essence de la chose. Ce qui est enseigné ici, ce n'est pas simplement le « sens des affaires » - de semblables préceptes sont fort répandus - c'est un éthos. Voilà le point qui précisément nous intéresse.
[…] Cette éthique est entièrement dépouillée de tout caractère eudémoniste, voire hédoniste. Ici, le summum bonum peut s'exprimer ainsi : gagner de l'argent, toujours plus d'argent, tout en se gardant strictement des jouissances spontanées de la vie. L'argent est à ce point considéré comme une fin en soi qu'il apparaît entièrement transcendant et absolument irrationnel sous le rapport du « bonheur » de l'individu ou de l'« avantage » que celui-ci peut éprouver à en posséder. Le gain est devenu la fin que l'homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels. Ce renversement de ce que nous appellerions l'état de choses naturel, si absurde d'un point de vue naïf, est manifestement l'un des leitmotive caractéristiques du capitalisme et il reste entièrement étranger à tous les peuples qui n'ont pas respiré de son souffle. […]
Gagner de l'argent - dans la mesure où on le fait de façon licite - est, dans l'ordre économique moderne, le résultat, l'expression de l'application et de la compétence au sein d'une profession ; et il est facile de voir que cette activité, cette application sont l'alpha et l'oméga de la morale de Franklin […].
En effet, cette idée particulière - si familière pour nous aujourd'hui, mais en réalité si peu évidente - que le devoir s'accomplit dans l'exercice d'un métier, d'une profession, c'est l'idée caractéristique de l'« éthique sociale » de la civilisation capitaliste ; en un certain sens, elle en est le fondement. C'est une obligation que l'individu est supposé ressentir et qu'il ressent à l'égard de son activité « professionnelle », peu importe celle-ci […]".
Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904-1905, Paris : Librairie Plon, 1964, p.26-32, Pocket, 1994, p. 43-51.
"Il n'est peut-être pas inutile d'ajouter quelques mots sur le statut social des mendiants : car celui qui les a côtoyés journellement et a pu constater que ce sont des êtres humains comme vous et moi ne peut s'empêcher d'être frappé par la curieuse attitude que la société adopte à leur égard. Pour les braves gens, dirait-on, il y a une différence essentielle entre les mendiants et les « travailleurs» normaux. Ils forment une race à part, une classe de parias, comme les malfaiteurs et les prostituées. Les travailleurs « travaillent », les mendiants ne « travaillent » pas. Ce sont des parasites, des inutiles. On tient pour acquis qu'un mendiant ne « gagne » pas sa vie au sens où un maçon ou un critique littéraire « gagnent » la leur. Le mendiant n'est qu'une verrue sur le corps social, qu'on tolère parce que nous vivons dans une ère civilisée, mais c'est un être essentiellement méprisable.
Pourtant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre les moyens d'existence d'un mendiant et ceux de bon nombre de personnes respectables. Les mendiants ne travaillent pas, dit-on. Mais alors, qu'est-ce que le travail ? Un terrassier travaille en maniant un pic. Un comptable travaille en additionnant des chiffres. Un mendiant travaille en restant dehors, qu'il pleuve ou qu'il vente, et en attrapant des varices, des bronchites, etc. C'est un métier comme un autre. Parfaitement inutile, bien sûr – mais alors bien des activités enveloppées d'une aura de bon ton sont elles aussi inutiles. En tant que type social, un mendiant soutient avantageusement la comparaison avec quantité d'autres. Il est honnête, comparé aux vendeurs de la plupart des spécialités pharmaceutiques ; il a l'âme noble comparé au propriétaire d'un journal du dimanche ; il est aimable à côté d'un représentant de biens à crédit – bref c'est un parasite, mais un parasite somme toute inoffensif. Il prend à la communauté rarement plus que ce qu'il lui faut pour subsister et – chose qui devrait le justifier à nos yeux si l'on s'en tient aux valeurs morales en cours – il paie cela par d'innombrables souffrances. Je ne vois décidément rien chez un mendiant qui puisse le faire ranger dans une catégorie d'êtres à part, ou donner à qui que ce soit d'entre nous le droit de le mépriser.
La question qui se pose est alors : pourquoi méprise-t-on les mendiants ? Car il est bien vrai qu'on les méprise universellement. Je crois quant à moi que c'est tout simplement parce qu'ils ne gagnent pas « convenablement » leur vie. Dans la pratique, personne ne s'inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu'on lui demande, c'est de rapporter de l'argent. Derrière tous les discours dont on nous rebat les oreilles à propos de l'énergie, de l'efficacité, du devoir social et autres fariboles, quelle autre leçon y a-t-il que « amassez de l'argent, amassez-le légalement, et amassez-en beaucoup » ? L'argent est devenu la pierre de touche de la vertu. Affrontés à ce critère, les mendiants ne font pas le poids et sont par conséquent méprisés. Si l'on pouvait gagner ne serait-ce que dix livres par semaine en mendiant, la mendicité deviendrait tout d'un coup une activité « convenable ». Un mendiant, à voir les choses sans passion, n'est qu'un homme d'affaires qui gagne sa vie comme tous les autres hommes d'affaires, en saisissant les occasions qui se présentent. Il n'a pas plus que la majorité de nos contemporains failli à son honneur : il a simplement commis l'erreur de choisir une profession dans laquelle il est impossible de faire fortune."
George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, 1933, tr. fr. Michel Pétris, 10/18, 2003, p. 225-226.
"Nous nous efforçons […] de soutenir que tout travail, physique, intellectuel, artistique ou administratif est essentiellement le même.
Cet effort tendant à proclamer la grande homogénéité du travail s'est assuré, pour différentes raisons, le concours de groupes nombreux et divers. Pour les économistes, c'était une simplification inoffensive, et à vrai dire indispensable, qui leur permettait de traiter de façon homogène les efforts productifs de tout nature et d'élaborer une théorie générale des salaires s'appliquant à tous ceux qui recevaient un revenu pour des services rendus. Des doutes se sont élevés de temps à autre, mais on les a étouffés ou on a considéré qu'il s'agissait de cas particuliers. L'identité de toutes les catégories de travail est un des rares sujets sur lequel les théories capitaliste et communiste sont parfaitement d'accord. Le président directeur général est heureux de penser que sa fonction si bien méritée donne lieu au même genre de labeur que la chaîne de montage, et que ce sont simplement les compétences plus grandes et l'intensité du travail exigé qui justifient la différence d'appointements. L'employé communiste ne saurait tolérer qu'on établisse une différence significative entre son genre de travail et celui du camarade occupé au tour ou à la ferme collective dont il est idéologiquement l'égal. Dans les sociétés, les groupes les plus favorisés trouvent un soulagement moral à s'identifier à ceux qui effectuent des travaux de force. Un sentiment latent de culpabilité à l'idée qu'on mène une vie plus facile, plus agréable et plus rémunératrice peut être soulagé par une remarque comme « je suis un travailleur, moi aussi », ou bien, plus audacieusement, par la constatation que « le travail intellectuel est bien plus épuisant que le travail physique ». Comme l'ouvrier qui accomplit un travail physique n'est pas intellectuellement qualifié pour comparer son labeur à celui de l'homme qui utilise de la matière grise, la comparaison est à sens unique et inattaquable.
En réalité, les significations que revêt le travail pour différentes personnes ne sauraient être plus dissemblables. Pour certains, la majorité probablement, c'est une tâche qu'il faut accomplir. Il est peut-être préférable, en particulier dans le cadre des opinions courantes sur la production, de travailler que de ne rien faire. C'est fatigant malgré tout, ou monotone, ou pour le moins ce n'est pas une source de plaisir particulier. La récompense ne se trouve pas dans la tâche accomplie, mais dans la paie.
Pour d'autres, le travail, comme on continue de l'appeler, représente une chose toute différente. Il est bien établi qu'on y trouvera du plaisir. Si ce n'est pas le cas, l'on en ressent un profond mécontentement ou l'on en éprouve un sentiment de frustration. Personne ne trouve extraordinaire qu'un agent de publicité, un grand personnage quelconque, un poète ou un professeur, à qui soudain leur travail cesse de plaire, demandent conseil à un psychiatre. On insulte le dirigeant de société ou le savant en supposant que leur principale raison d'exister est le traitement qu'ils reçoivent. Celui-ci ne manque pas d'importance, c'est entre autres le meilleur indice de prestige. Le prestige, c'est-à-dire le respect, la considération et l'estime d'autrui, est, à son tour, l'une des sources de satisfaction les plus importantes liées à ce genre de travail. Mais en général ceux qui accomplissent ce genre de travail ont l'intention de faire de leur mieux, sans faire entrer les rémunérations en ligne de compte. Ils seraient très gênés si on insinuait le contraire."
John K. Galbraith, L'Ère de l'opulence, 1958, 2e édition, 1969, tr. fr. Andrée R. Picard, Calmann-Lévy, 1970, p. 319-321.
Retour au menu sur le travail