"Quant aux expériences, assure-t-il, [notre auteur] [1] n'a nullement négligé de les faire ; désireux moi-même de constater que l'accélération des graves en chute libre s'opère bien selon la proportion que nous avons décrite, j'en ai plus d'une fois cherché la preuve expérimentale, en sa compagnie, de la façon suivante.
Dans une règle, ou plus exactement un chevron de bois, long d'environ douze coudées, large d'une demi-coudée et épais de trois doigts, nous creusions un petit canal d'une largeur à peine supérieure à un doigt, et parfaitement rectiligne; après l'avoir garni d'une feuille de parchemin bien lustrée pour le rendre aussi glissant que possible, nous y laissions rouler une boule de bronze très dure, parfaitement arrondie et polie. Plaçant alors l'appareil dans une position inclinée, en élevant l'une de ses extrémités d'une coudée ou deux au-dessus de l'horizon nous laissions, comme je l'ai dit, rouler la boule dans le canal, en notant selon un procédé que j'exposerai plus loin le temps nécessaire à une descente complète; l'expérience était recommencée plusieurs fois afin de déterminer exactement la durée du temps, mais sans que nous découvrîmes jamais une différence supérieure au dixième d'un battement de pouls. La mise en place et cette première mesure étant accomplies, nous faisions descendre la boule sur le quart du canal seulement : le temps mesuré était toujours rigoureusement égal à la moitié du temps précédent. Nous faisions ensuite varier l'expérience en comparant le temps requis pour parcourir la longueur entière du canal avec le temps requis pour parcourir sa moitié, ou les deux-tiers, ou les trois-quarts, ou toute autre fraction; dans ces expériences répétées une bonne centaine de fois, nous avons toujours trouvé que les espaces parcourus étaient entre eux comme les carrés des temps, et cela quelle que soit l'inclinaison du plan c'est-à-dire du canal dans lequel on laissait descendre la boule. Nous avons aussi observé que les temps de descente, pour les différentes inclinaisons du plan avaient exactement entre eux la proportion que l'Auteur, comme nous le verrons plus loin avait prédite et démontrée. Pour mesurer le temps, nous prenions un grand seau rempli d'eau que nous attachions assez haut; par un orifice étroit pratiqué dans son fond s'échappait un mince filet d'eau que l'on recueillait dans un petit récipient, tout le temps que la boule roulait dans le canal. Les quantités d'eau ainsi recueillies étaient à chaque fois pesées à l'aide d'une balance très sensible, et les différences et proportions entre les poids nous donnaient les différences et proportions entre les temps; la précision de l'expérience était telle que, comme je l'ai dit, aucune discordance significative n'apparut jamais entre les expériences, maintes et maintes fois répétées."
Galilée (Galilei Galileo, dit), Discours, 1638, III. In Maurice Clavelin, La Philosophie naturelle de Galilée, Armand Colin, 1968, p. 423.
[1] C'est-à-dire Galilée lui-même.
"Il arrive souvent, dans les affaires ordinaires et les occupations de la vie, que des occasions favorables de contempler les opérations les plus curieuses de la Nature s'offrent à nous d'elles-mêmes ; des expériences physiques très intéressantes peuvent souvent être faites, presque sans peine et sans dépense, au moyen de machines inventées pour satisfaire simplement les besoins de l'industrie. J'ai fréquemment eu l'occasion de faire cette remarque, et je suis persuadé que l'habitude de bien observer ce qui se passe dans le cours ordinaire de la vie a plus souvent conduit, comme par hasard, ou par le vagabondage folâtre de l'imagination, mise en action par la contemplation des phénomènes les plus communs, à des doutes utiles et à des projets sensés d'investigation et de perfectionnement que les méditations les plus profondes des philosophes dans les heures expressément consacrées à l'étude.
Ayant été occupé dernièrement à surveiller le forage des canons dans les ateliers de l'arsenal militaire de Munich, je fus frappé du degré considérable de chaleur que peut atteindre, dans un court espace de temps, un canon de cuivre qu'on fore, et de la chaleur plus intense encore (plus intense que celle de l'eau bouillante, comme je l'ai constaté par l'expérience) que possèdent les copeaux de métal séparés par la tarière...
D'où vient la chaleur réellement produite par l'opération mécanique mentionnée plus haut ? Est-elle fournie par les copeaux qui sont séparés par la tarière de la masse solide du métal ?
S'il en était ainsi, la capacité, conformément aux doctrines modernes de la chaleur latente et du calorique, devrait alors non seulement changer, mais le changement qu'ils ont subi devrait être suffisamment grand pour rendre compte de toute la chaleur produite. Mais aucun changement de ce genre ne s'est produit, car en prenant des quantités de poids égal de ces copeaux et de bandes minces du même bloc de métal, détachées par une scie fine, et en les mettant ensemble à la même température (celle de l'eau bouillante) dans des quantités égales d'eau froide (c'est-à-dire à la température de 59,5°F.), la portion d'eau où furent jetés les copeaux n'était pas, selon toute apparence, plus chaude, ou moins, que l'autre portion où furent jetées les bandes de métal.
Et en réfléchissant sur ce sujet, nous ne devons pas oublier de prendre en considération cette circonstance hautement remarquable que la source de la chaleur produite, dans ces expériences, par le frottement paraissait manifestement inépuisable.
Il est à peine nécessaire d'ajouter que ce qu'un corps isolé quelconque, ou un système de corps, peut continuer à fournir sans limitation, ne peut pas être une substance matérielle ; et, excepté le mouvement, il me paraît extrêmement difficile, pour ne pas dire tout à fait impossible, de se former l'idée distincte d'une chose quelconque capable d'être excitée et transmise de la manière que, dans ces expériences, la chaleur fût excitée et transmise."
Benjamin Thompson (Comte Rumford), Philosophical Transactions (vol. 88), 1798.
"La loi de Galilée dit que l'espace parcouru par un corps qui tombe, que ce soit verticalement ou selon une parabole, est lié proportionnellement au carré du temps que dure la chute ; soit e = 1/2 g t2, où l'expression quadratique t2 symbolise le fait que l'espace parcouru fait boule de neige. C'est une théorie qui a le double défaut d'être invérifiable et de méconnaître l'originalité des faits naturels ; elle ne correspond, ni à l'expérimentation, ni à l'expérience vécue. Passons sur la trop fameuse expérimentation de la tour de Pise : on sait aujourd'hui que Galilée ne la fit pas (le XVIIe est plein d'expérimentations qui ne furent faites qu'en pensée, et les expériences de Pascal sur le vide sont de celles-là) ou qu'il la fit mal ; les résultats en sont faux du simple au double. Quant à l'expérience du plan incliné, Galilée y recourut, faute de pouvoir faire le vide dans une enceinte ; mais de quel droit conclure d'une boule qui roule à une boule qui tombe ? Et pourquoi négliger ceci et retenir cela, tenir la résistance de l'air pour négligeable et l'accélération pour essentielle ? Et si la bonne clé était à chercher dans l'idée de bon sens qu'une boule tombe vite ou lentement selon qu'elle est de plomb ou de plume ? Aristote négligeait l'aspect quantitatif du phénomène, et on ne peut l'en blâmer, puisque Galilée néglige la nature du corps qui tombe. Au fait, sa loi est-elle si quantitative ? Elle est invérifiable faute de chronomètre (Galilée ne disposait que d'une clepsydre), faute d'enceinte et faute d'avoir déterminé la valeur de g. Elle est aussi vague qu'arbitraire (la formule e = 1/2 g t2 est vraie du coup d'accélérateur d'un automobiliste aussi bien que d'un corps qui tombe). Or elle est en contradiction avec notre expérience. Qu'y a-t-il de commun entre la chute verticale d'une boule de plomb, le vol plané d'une feuille et la trajectoire parabolique d'un javelot lancé intentionnellement par un tireur, sauf le mot de chute ? Galilée a été victime d'un piège du langage. S'il est une évidence, c'est la différence entre les mouvements libres (le feu monte, la pierre tombe) et les mouvements contraint (la flamme qu'on souffle vers le bas, la pierre qu'on lance vers le ciel) ; ces derniers mouvements finissent toujours par reprendre leur direction naturelle : les faits physiques ne sont pas des choses. Allons plus loin, revenons aux choses mêmes : ce sera pour nous souvenir qu'aucune chute ne ressemble à une autre, qu'il n'est de chutes que concrètes, que la perfection presque abstraite de la chute d'une boule de plomb est une limite plutôt qu'un type, qu'elle est une fiction trop rationnelle, comme l'homo œconomicus ; en fait, nul ne peut calculer ni prévoir une chute : on peut seulement la décrire idiographiquement, en faire l'histoire. La physique n'est pas une affaire de raison, mais d'entendement, de prudence : personne ne peut dire exactement combien durera la chute d'une feuille ; mais on peut dire que certains choses sont impossibles et que d'autres ne le sont pas : une feuille ne peut pas rester indéfiniment en l'air, de même qu'un cheval ne peut naître d'une brebis. La nature n'a pas de lois scientifiques, car elle aussi variable que l'homme ; mais elle a ses foedera[1], ses bornes constitutionnelles, comme l'histoire (par exemple, nous savons bien que l'eschatologie révolutionnaire est une impossibilité, qu'elle est contraire aux foedera historiae et que n'importe quoi ne peut arriver ; mais quant à dire ce qui arrivera précisément... Tout au plus peut-on penser que tel événement « favorise » la venue de tel autre). Nature ou histoire ont ainsi leurs bornes, mais à l'intérieur de ces bornes, la détermination est impossible."
Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, 1971, Points Histoire, 1979, p. 162-163.
Date de création : 03/12/2012 @ 17:09
Dernière modification : 06/07/2018 @ 09:09
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