"Une phrase écrite invite son auteur à dire quelque chose, son lecteur à saisir le sens de ce qui est dit. Auteur et lecteur relèvent un sérieux défi intellectuel quand ils se battent avec la signification sémantique. Le lecteur surtout, car les auteurs ne sont pas toujours dignes de confiance. Ils mentent, ils deviennent confus, ils font des généralisations abusives. Ils manquent de logique et parfois de bon sens. Le lecteur doit arriver armé et sérieusement prêt sur le plan intellectuel. Ce n'est pas facile car il est seul devant le texte. Dans la lecture, les réponses restent isolées. L'intellect est renvoyé à ses propres ressources. Être confronté avec l'abstraction froide des phrases imprimées, c'est voir le langue dans sa nudité sans le secours de la beauté ni de la communauté. Aussi la lecture est-elle, par nature, une activité sérieuse. Et, bien évidemment, une activité essentiellement rationnelle.
D'Érasme au XVIe siècle à Elizabeth Eisenstein au XXe quasiment tous les penseurs qui se sont penchés sur la question de savoir quelle était l'influence de la lecture sur les habitudes de pensée ont conclu qu'elle encourageait la rationalité : que le caractère séquentiel et propositionnel du texte écrit favorisait ce que Walter Ong appelle « le "management" analytique de la connaissance ». Entrer dans le texte écrit signifie suivre une ligne de pensée, ce qui requiert des capacités considérables de classification, de déduction et de raisonnement. Cela veut dire également démasquer les mensonges, les confusions et les généralisations abusives, détecter les manques de logique et de bon sens. Cela veut dire encore peser les idées, comparer et confronter les assertions, relier une généralisation à une autre. Pour accomplir ceci, il faut avoir acquis une certaine distance à l'égard des mots eux-mêmes, distance qui est favorisée par l'isolement du lecteur et le caractère impersonnel du texte. C'est pourquoi un bon lecteur n’applaudit pas une phrase pertinente ou ne s'arrête pas pour applaudir même un paragraphe inspiré. La pensée analytique est trop occupée pour cela et trop détachée.
Cela n'implique pas, pour autant, que la pensée analytique n'était pas possible avant l'écriture. Je ne me réfère pas ici aux potentialités de la pensée individuelle mais aux prédispositions en faveur d'une certaine structure de pensée liée au type de civilisation. Dans une civilisation dominée par le livre, le discours public est plutôt caractérisé par un agencement ordonné et cohérent des faits et des idées. Le public à qui il s'adresse a, en général, les compétences voulues pour tirer parti d'un tel discours. Dans une civilisation du livre, c'est une faute pour les écrivains de mentir, de se contredire, de ne pas étayer leurs généralisations, d'essayer d'imposer des connexions illogiques. Dans une civilisation du livre, c'est une faute pour les lecteurs de ne pas faire attention, ou pire, d'être indifférent.
Aux XVIIIe et XIXe siècles l'imprimerie mit en valeur une définition de l'intelligence qui accordait la priorité à l'utilisation objective et rationnelle de la pensée et qui, simultanément, encourageait des formes de discours publics ayant un contenu sérieux et logiquement ordonné. Ce n'est pas un hasard si l'âge de la Raison a été aussi celui du développement de la civilisation du livre, d'abord en Europe puis en Amérique. L'expansion de la typographie a fait briller l'espoir de pouvoir enfin comprendre, rendre prévisible et contrôler le monde et ses multiples mystères. C'est au XVIIIe siècle que la science – l'exemple prééminent du management analytique de la connaissance – commence à reconstruire le monde. C'est au XVIIIe siècle que l'on démontre que le capitalisme est un système économique rationnel et libéral, que se déchaînent les attaques contre les superstitions religieuses, que l'on remet en question les droits divins des rois comme n'étant que de simples préjugés, que prend corps l'idée du progrès continu et que devient apparente la nécessité de l'instruction universelle grâce à l'enseignement."
Neil Postman, Se distraire à en mourir, 1985, tr. fr. Thérésa de Chérisey, Nova Éditions, 2010, p. 83-86.