" - Maintenant considère ceci. Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui paraît tel qu'il paraît ; est-ce l'imitation de l'apparence ou de la réalité ?
- De l'apparence, dit-il.
- L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai, et, s'il peut tout exécuter, c'est, semble-t-il, qu'il ne touche qu'une petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme. Nous pouvons dire par exemple que le peintre nous peindra un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans connaître le métier d'aucun d'eux ; il n'en fera pas moins, s'il est bon peintre, illusion aux enfants et aux ignorants, en peignant un charpentier et en le montrant de loin, parce qu'il lui aura donné l'apparence d'un charpentier véritable.
- Assurément.
- Mais voici, mon ami, ce qu'il faut, selon moi, penser de tout cela : quand quelqu'un vient nous dire qu'il a rencontré un homme au courant de tous les métiers et qui connaît mieux tous les détails de chaque art que n'importe quel spécialiste, il faut lui répondre qu'il est naïf et qu'il est tombé sans doute sur un charlatan ou un imitateur qui lui a jeté de la poudre aux yeux, et que, s'il l'a pris pour un savant universel, c'est qu'il n'est pas capable de distinguer la science, l'ignorance et l'imitation.
- Rien de plus vrai, dit-il."
Platon, La République, Livre X.
"La tendance à l'imitation est instinctive chez l'homme et dès l'enfance. Sur ce point il se distingue de tous les autres êtres, par son aptitude très développée à l'imitation. C'est par l'imitation qu'il acquiert ses premières connaissances, c'est par elle que tous éprouvent du plaisir. La preuve en est visiblement fournie par les faits : des objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec plaisir l'image la plus fidèle; c'est le cas des bêtes sauvages les plus repoussantes et des cadavres. La cause en est que l'acquisition d'une connaissance ravit non seulement le philosophe, mais tous les humains même s'ils ne goûtent pas longtemps cette satisfaction. Ils ont du plaisir à regarder ces images, dont la vue d'abord les instruit et les fait raisonner sur chacune. S'il arrive qu'ils n'aient pas encore vu l'objet représenté, ce n'est pas l'imitation qui produit le plaisir, mais la parfaite exécution, ou la couleur ou une autre cause du même ordre Comme la tendance à l'imitation nous est naturelle, ainsi que le goût de l'harmonie et du rythme [...], à l'origine les hommes les plus aptes par leur nature à ces exercices ont donné peu à peu naissance à la poésie par leurs improvisations."
Aristote, Poétique, 4, 1448b.
"À l'origine de l'art poétique dans son ensemble, il semble bien y avoir deux causes, toutes deux naturelles.
Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes - et ils se différencient des autres animaux en ce qu'ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu'ils commencent à apprendre à travers l'imitation -, comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations ; la preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d'animaux les plus méprisés et des cadavres. Une autre raison est qu'apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais pareillement aussi pour les autres hommes - quoique les points communs entre eux soient peu nombreux à ce sujet. On se plaît en effet à regarder les images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu'est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c'est un tel ; car si l'on se trouve ne pas l'avoir vu auparavant, ce n'est pas en tant que représentation que ce portrait procurera le plaisir, mais en raison du fini dans l'exécution, de la couleur ou d'une autre cause de ce genre.
L'imitation, la mélodie et le rythme (car il est évident que les mètres sont une partie des rythmes) nous étant naturels, ceux qui à l'origine avaient les meilleures dispositions naturelles en ce domaine, firent peu à peu des pro- grès, et à partir de leurs improvisations, engendrèrent la poésie."
Aristote, Poétique (IVe siècle av. J.-C.), IV, 1448 b, trad. M. Magnien, Librairie Générale Française, coll. "Le Livre de poche classique", 2002, p. 88-89.
"C'est un vieux précepte que l'art doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez Aristote. Quand la réflexion n'en était encore qu'à ses débuts, on pouvait bien se contenter d'une idée pareille ; elle contient toujours quelque chose qui se justifie par de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme un des moments de l'idée ayant, dans son développement, sa place comme tant d'autres moments.
D'après cette conception, le but essentiel de l'art consisterait dans l'imitation, autrement dit dans la reproduction habile d'objets tels qu'ils existent dans la nature, et la nécessité d'une pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l'art un but purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l'homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel qu'il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la nature. C'est que l'art, limité dans ses moyens d'expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l'apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en fait, lorsqu'il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l'impression d'une réalité vivante ou d'une vie réelle : tout ce qu'il peut nous offrir, c'est une caricature de la vie."
Hegel, Esthétique, Introduction : Chap. I, Section II, §. 1,tr. fr. S. Jankélévitch, éd. Champs Flammarion, p. 34-35.
"Quel but l'homme poursuit-il en imitant la nature ? Celui de s'éprouver lui-même, de montrer son habileté et de se réjouir d'avoir fabriqué quelque chose ayant une apparence naturelle. [...] Mais cette joie et cette admiration de soi-même ne tardent pas à tourner en ennui et mécontentement, et cela d'autant plus vite et plus facilement que l'imitation reproduit plus fidèlement le modèle naturel. Il y a des portraits dont on dit assez spirituellement qu'ils sont ressemblants jusqu'à la nausée. D'une façon générale, la joie que procure une imitation réussie ne peut être qu'une joie très relative, car dans l'imitation de la nature, le contenu, la matière sont des données qu'on n'a que la peine d'utiliser. L'homme devrait éprouver une joie plus grande en produisant quelque chose qui soit bien de lui, quelque chose qui lui soit particulier et dont il puisse dire qu'il est sien. Tout outil technique, un navire par exemple ou, plus particulièrement, un instrument scientifique doit lui procurer plus de joie, parce que c'est sa propre oeuvre, et non une imitation. Le plus mauvais outil technique a plus de valeur à ses yeux ; il peut être fier d'avoir inventé le marteau, le clou, parce que ce sont des inventions originales, et non imitées. L'homme montre mieux son habileté dans des productions surgissant de l'esprit qu'en imitant la nature. Il peut toutefois entrer en lutte avec la nature. C'est à cela qu'on pense quand on dit que les productions de la nature sont supérieures à celles de l'esprit. On dit en effet que ce sont des oeuvres divines. Mais Dieu est Esprit, et se laisse mieux reconnaître dans l'Esprit que dans la Nature. En entrant en rivalité avec la Nature, on se livre à un artifice sans valeur. Un homme s'étant vanté de pouvoir lancer des lentilles à travers un petit orifice, Alexandre, devant lequel il exécuta son tour de force, lui fit offrir quelques boisseaux de lentilles ; et avec raison, car cet homme avait acquis une adresse non seulement inutile, mais dépourvue de toute signification. On peut en dire autant de toute adresse dont on fait preuve dans l'imitation de la nature. C'est ainsi que Zeuxis peignait des raisins qui avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s'y trompaient et venaient les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même. On connaît plus d'une de ces histoires d'illusions créées par l'art. [...]
On peut dire d'une façon générale qu'en voulant rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès que nous nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une oeuvre d'art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici c'est l'imitation de l'humain par la nature."
Hegel, Esthétique, Introduction : Chap. I, Section II, §. 1, tr. fr. S. Jankélévitch, éd. Champs Flammarion, p. 35-37.
"Depuis les temps anciens, on cite toujours les raisins de Zeuxis [1] pour vanter le triomphe de l'art et en même temps celui du principe d’imitation de la nature, parce que des colombes vivantes, dit-on, s'y seraient laissé prendre et auraient commencé à les picorer. À cet exemple séculaire il faudrait ajouter celui, plus récent, du singe de Büttner [2], qui déchiqueta un hanneton peint dans les Plaisantes curiosités du monde des insectes de Rösel [3] et obtint cependant, pour avoir prouvé ainsi l'excellence des illustrations, le pardon de son maître à qui il venait pourtant d’abîmer le plus bel exemplaire de cette œuvre précieuse. Toutefois, ces exemples et d'autres du même genre ne peuvent manquer de nous inspirer au moins la réflexion suivante : au lieu de louer des œuvres d'art parce qu'elles ont même abusé des colombes et des singes, mieux vaudrait se contenter de blâmer justement ceux qui s'imaginent encenser l'œuvre d'art en ne lui attribuant, comme fin suprême et ultime, qu'un aussi médiocre effet.Mais, de toute façon, il suffit de dire que, du point de vue de la simple imitation, l'art ne pourra jamais rivaliser avec la nature et se donnera l'allure d'un vers de terre rampant derrière un éléphant. Étant donné que la production de copies ne réussit donc jamais à égaler parfaitement le modèle naturel, la seule fin qu'on puisse désormais lui trouver est le plaisir pris au tour d'adresse consistant à réaliser quelque chose qui ressemble à la nature. Et assurément l'homme peut se réjouir de pouvoir produire quelque chose qui existe déjà par ailleurs, mais qui est dû cette fois à son propre travail, à son habileté et son application propres. Cependant, même cette joie et cette admiration, prises pour elles-mêmes, ont tendance à se tempérer et à se refroidir, voire à tourner à l'ennui et à la répulsion, et cela d'autant plus, justement, que la copie est semblable au modèle naturel. Il y a des portraits qui, comme on l'a dit spirituellement, sont ressemblants jusqu’au dégoût, et à propos de cette complaisance que nous avons pour les imitations comme telles, Kant donne un autre exemple, disant qu’un homme qui sait imiter parfaitement les trilles du rossignol – et il en existe – nous inspire plutôt de l'agacement et que, si le chant que nous écoutions en le prenant pour celui d'un oiseau se révèle être celui d'un homme, nous le trouvons aussitôt fastidieux et rébarbatif. Car alors nous ne reconnaissons plus en lui qu'un habile stratagème, qui n'est ni libre production naturelle ni œuvre d'art ; nous attendons en effet de la libre puissance productrice de l'homme tout autre chose qu'une telle musique, qui nous intéresse uniquement lorsqu'elle surgit sans être intentionnelle, telles les trilles du rossignol qui, rappelant les inflexions de l'émotion humaine, émanent d'une vie originale et caractéristique. De manière générale, ce plaisir que suscite l'habileté imitative ne pourra jamais être que restreint, et il sied mieux à l'homme de prendre plaisir à ce qu'il produit à partir de ses propres ressources."
Hegel, Cours d'esthétique, 1818-1829, I, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Aubier, 995, p. 61-62.
[1] Peintre grec de la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C.]
[2] Naturaliste du XVIIIe siècle.
[3] Zoologue et peintre du XVIIIe siècle.
"Cette fameuse question du sujet, de l'imitation de la nature domine toute la question plastique et crée l'inquiétude des gens non initiés. C'est la Renaissance italienne qui, en s'approchant le plus près de cette imitation, a créé la confusion.
Le fait de bien imiter un muscle comme Michel-Ange ou une figure comme Raphaël ne crée pas un progrès ni une hiérarchie en art. Ce n'est pas parce que ces artistes du XVIe siècle ont imité les formes humaines qu'ils sont supérieurs aux Hautes Époques égyptienne, chaldéenne, indochinoise, romane, gothique qui, elles, interprétaient la forme, la stylisaient, mais ne l'imitaient pas.
Au contraire, l'art consiste à inventer et non à copier. La Renaissance italienne est une époque de décadence artistique. Ces gens dépourvus de l'invention de leurs prédécesseurs ont cru être plus forts en imitant - c'est faux. L'art doit être libre dans son invention, il doit nous enlever à la réalité trop présente. Que cela soit poésie ou peinture, c'est là le but.
La vie plastique, le tableau est fait de rapports harmonieux de volumes, de lignes, de couleurs. Ce sont ces trois forces qui doivent régir l'oeuvre d'art. Si, en harmonisant ces trois éléments essentiels, il se trouve que des objets, des éléments de réalité peuvent entrer dans la composition, c'est peut-être mieux et cela donne plus de richesse. Mais ils sont subordonnés aux trois éléments essentiels cités plus haut.
Donc l'oeuvre moderne part exactement du point de vue opposé à l'oeuvre académiques. L'oeuvre académique met en avant le sujet et en second plan les mérites picturaux, s'il y a lieu.
Nous autres, c'est le contraire. Toute toile, même non représentative, qui procède des rapports harmonieux des trois forces : couleur, valeur, dessin, est oeuvre d'art.
Je le répète, si l'objet peut s'y inscrire sans briser l'armature conditionnelle, la toile l'enrichit.
Quelquefois, ces rapports ne sont que décoratifs lorsqu'ils sont abstraits. Mais si des objets entrent dans la composition - objets rares qui ont une valeur plastique réelle - on obtient des tableaux qui ont autant de variété, de profondeur qu'avec un sujet d'imitation."
Fernand Léger, Fonctions de la peinture, 1965,Denoël-Gonthier, 1965,Gallimard, 2004, p. 314-316.
"Claude LÉVI-STRAUSS. - L'idée que l'art soit un langage peut exister de façon tout à fait littérale. Il n'y a qu'à penser à ces écritures pictographiques , d'abord [...] qui sont à mi-chemin entre l'écriture, c'est-à-dire le langage, et l'oeuvre d'art ; et surtout, à cette richesse symbolique que nous discernons dans les oeuvres, je ne dirai pas de toutes les populations qu'on appelle primitives, mais au moins d'un bon nombre d'entre elles.
Pour me limiter à un exemple choisi parmi les plus simples, chez certaines populations africaines, il n'est pas d'usage que la femme et le mari prennent leurs repas ensemble et, moins encore, qu'ils conversent à cette occasion [...] lorsque la femme veut adresser des remontrances à son mari, elle commande à un sculpteur sur bois ce que nous pouvons appeler, pour abréger, un couvercle de soupière, orné de motifs symboliques qui, en général, se rapportent aux proverbes courant [...]. Et c'est, par conséquent, le plat même qui constitue en même temps un message, déchiffré par le destinataire seul, ou aidé par un spécialiste appelé en consultation.
Georges CHARBONNIER. - Direz-vous que l'art est toujours un langage ? qu'il constitue un langage ?
Claude LÉVI-STRAUSS. - Certainement. Mais pas n'importe quel langage. Nous avons déjà parlé de ce caractère artisanal qui est peut-être le commun dénominateur de toutes les manifestations esthétiques ; le fait est que, dans l'art, l'artiste ne soit jamais intégralement capable de dominer les matériaux et les procédés techniques qu'il emploie [...].
[...] S'il en était capable, il arriverait à une imitation absolue de la nature. Il y aurait identité entre le modèle et l'oeuvre d'art et, par conséquent, il y aurait reproduction de la nature et non plus création d'une oeuvre proprement culturelle ; mais d'autre part, [...] s'il ne devait y avoir aucune relation entre l'oeuvre et l'objet qui l'a inspirée, nous nous trouverions en face non plus d'une oeuvre d'art, mais d'un objet d'ordre linguistique. Le propre du langage est d'être un système de signes sans rapports matériels avec ce qu'ils ont pour mission de signifier. Si l'art était une imitation complète de l'objet, il n'aurait plus ce caractère de signe. Si bien que nous pouvons concevoir l'art comme un système significatif, mais qui reste toujours à mi-chemin entre le langage et l'objet [...].
[...] Mais l'utilisation du terme « langage » me paraît non pas dangereuse puisque nous venons de dire que tout art est langage, mais souvent faite à contresens, et pour découvrir un langage ou un message là, où, en réalité, il n'y en a pas. Si tout art est langage, ce n'est certainement pas sur le plan de la pensée consciente. [...].
Dans le cas de la poésie, il faut modifier, sinon le fond de la définition que je proposais il y a un instant, mais au moins son expression ; je disais que l'art est à mi-chemin entre l'objet et le langage ; je dirai maintenant que la poésie est à mi-chemin entre le langage, et l'art pris dans son acception la plus générale. Le poète est en face du langage comme le peintre est en face de l'objet. Le langage devient sa matière première, et c'est cette matière première qu'il se propose de signifier - non pas exactement les idées ou les concepts que nous pouvons essayer de transmettre par le discours, mais ces gros objets linguistiques que constituent des ensembles ou des morceaux du discours."
Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Librairie Plon, Paris, 1969, p. 113 à 117.
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