"Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir, ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu'il y en ait. Le philosophe au contraire démêle les causes autant qu'il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connaissance : c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l'être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l'état où il se trouve. La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce[1] est à l'égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion ; ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres ; au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau.
La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir ; il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblance ce qui n'est que vraisemblance. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe, c'est que lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé. […]
L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.
L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire ; et dans quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu'il connaisse, qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne se croit pas en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe[2] des biens que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres ; et pour en trouver, il faut en faire : ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre ; et il trouve en même temps ce qui lui convient : c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile.
La plupart des grands à qui les dissipations ne laissent pas assez de temps pour méditer, sont féroces envers ceux qu'ils ne croient pas leurs égaux. Les philosophes ordinaires qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde ; ils fuient les hommes, et les hommes les évitent. Mais notre philosophe, qui sait se partager entre la retraite et le commerce des hommes, est plein d'humanité. C'est le Chrémès[3] de Térence qui sent qu'il est homme, et que la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son voisin.Homo sum, humani a mi nihil alienum puto.[4]
Il serait inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout, ce qui s'appelle honneur et probité[5]. La société civile est, pour ainsi dire, une divinité pour lui sur la terre ; il l'encense, il l'honore par la probité, par une attention exacte à ses devoirs, et par un désir sincère de n'en être pas un membre inutile ou embarrassant. Les sentiments de probité entrent autant dans la constitution mécanique du philosophe, que les lumières de l'esprit. Plus vous trouverez de raison dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au contraire où règnent le fanatisme et la superstition, règnent les passions et l'emportement. Le tempérament du philosophe, c'est d'agir par esprit d'ordre ou par raison ; comme il aime extrêmement la société, il lui importe bien plus qu'au reste des hommes de disposer tous ses ressorts à ne produire que des effets conformes à l'idée d'honnête homme. […]
Cet amour de la société si essentiel au philosophe fait voir combien est véritable la remarque de l'empereur Antonin : « Que les peuples seront heureux quand les rois seront philosophes, ou quand les philosophes seront rois ! » […] Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualités sociables. Entez[6] un souverain sur un philosophe d'une telle trempe, et vous aurez un parfait souverain."
Dumarsais, article "Philosophe" de l'Encyclopédie, tome XII, 1765.
[1] Aide ou faveur dispensée par Dieu.
[2] Gestionnaire, organisateur.
[3] Personnage d'une comédie de Térence (194-159 av. J.-C.).
[4] "Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger."
[5] Honnêteté.
[6] Entez : greffez.
"Le Philosophe est donc un homme qui, connaissant le prix de la sagesse et les dangers de la folie, pour son bonheur propre et pour celui des autres, travaille à chercher la vérité. Cela posé, appliquons à la philosophie la règle générale qui doit être établie pour juger sainement des hommes et de leur conduite ; voyons si elle est vraiment utile ; voyons si elle procure des avantages réels à celui qui la possède et à ceux qui en recueillent les fruits ; d’après cet examen, mesurons nos sentiments pour la philosophie et pour ceux qui la professent.
Si l'habitude de méditer, si les sciences et les arts ne servaient qu’à faire imaginer des systèmes stériles, à raffiner sur des plaisirs passagers et souvent dangereux, à nourrir le luxe, à favoriser la mollesse, à repaître l’oisiveté, quel cas pourrait-on en faire ? Quelle estime devrions-nous à ceux qui s’en occupent ? Quelle reconnaissance la société doit-elle à ces hommes qui n’emploient les forces de leur esprit qu’à des disputes théologiques dont les suites sont communément si fatales, à des controverses qui troublent et divisent les citoyens, à des recherches laborieuses qui ne conduisent à rien ? Les connaissances humaines, pour mériter notre estime, doivent avoir des objets plus nobles, plus utiles, plus étendus ; c’est son propre bonheur, c’est le bonheur de ses associés, c’est le bien-être de toute l’espèce humaine que l’ami de la sagesse doit se proposer ; c’est en pesant les préjugés des hommes dans la balance de la raison qu’il apprend à s’en dégager lui-même, qu’il peut procurer le calme à son cœur, qu’il peut mettre des bornes à ses désirs, qu’il se détrompe des objets que le vulgaire poursuit aux dépens de son repos, de sa vertu, de sa félicité : c’est en attaquant les erreurs qui troublent la raison ou qui l’empêchent de se développer que la sagesse peut aspirer à la gloire si légitime de contribuer un jour à diminuer, ou même à faire disparaître, les calamités en tout genre dont les mortels sont affligés.
L’homme le plus libre est celui qui a le moins de préjugés ; l’homme le plus heureux est celui qui a le moins de besoins, de passions, de désirs, ou qui est le plus à portée de les satisfaire ; l’homme le plus satisfait est celui dont l’esprit est le plus agréablement occupé et dont l’âme jouit le plus souvent du degré d’activité dont elle est susceptible ; l’homme le plus content de lui-même est celui qui a le droit de s’aimer et de s’estimer, qui rentre avec complaisance dans son propre intérieur et qui a la conscience de mériter de la part des autres les sentiments qu’il a pour lui-même.
Ainsi le philosophe est libre. Vit-il sous la tyrannie ? Son esprit est au moins dégagé des entraves qui incommodent celui des autres ; il ne tremble point comme eux devant leurs terribles chimères ; son âme a conservé tout son ressort ; la violence n’a point de prise sur sa pensée ; il se fortifie contre l’infortune, et en raison de sa propre énergie, qui se nourrit d’elle-même, de son imagination plus ou moins susceptible de s’allumer, le sage devient un enthousiaste et souvent un martyr de la vérité. Son âme sera paisible au sein même du malheur, il ne sera point abattu par les mépris du vulgaire ; il bravera les menaces de la tyrannie ; elle ne peut rien contre celui qui ne craint point la mort. C'est ainsi que souvent l’on a vu l’âme de quelques sages rendue plus audacieuse par le danger, irritée par les obstacles, échauffée par la gloire, attaquer ouvertement le mensonge, la superstition et la tyrannie au risque même de succomber sous leurs coups. S’ils ont été regardés comme des insensés par leurs concitoyens prévenus ; si leurs contemporains aveugles leur ont refusé le tribut de louanges que méritait leur courage, leur imagination allumée les soutenait contre l’injustice de leur siècle, elle leur montrait une postérité reconnaissante de leurs bienfaits ; elle leur faisait entendre d’avance les bénédictions et les applaudissements que les hommes détrompés donneraient un jour à leur mémoire et à leurs entreprises généreuses. Oui, sans doute, ô Socrate ! dans ta prison ton âme était plus libre, plus élevée, plus contente que celle de cet infâme Anytus, et de ces juges superstitieux qui te condamnèrent à la mort. […]
Ce n’est donc ni la singularité, ni la misanthropie, ni l’arrogance qui constitue la philosophie ; c’est l’esprit observateur, c’est l’amour de la vérité, c’est l’affection du genre humain, c’est l’indignation et la pitié des calamités qu’il éprouve. En un mot, c’est l’humanité qui caractérise le Sage. Si la philosophie ne lui procure point un bonheur complet, elle le met au moins sur la route pour l’obtenir ; si elle ne le mène point toujours à la connaissance entière de la vérité, elle dissipe au moins une portion des nuages qui empêchent de l’apercevoir ; si elle ne lui montre point toujours des réalités, elle sert au moins à détruire pour lui un grand nombre d’illusions dont les autres mortels sont les jouets infortunés."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Essai sur les préjugés, 1770, Chapitre VII, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 68-69 et 77.
"Descartes et sa grandeur se résument pour moi en deux points.
Il a fait son affaire personnelle de ce qui, jusqu’à lui, avait été traité en forme dogmatique, dominée par la tradition. Il a décidé qu’il n’y avait point d’autorité qui pût prévaloir contre le sentiment qu’elle pouvait donner de la vanité de ses enseignements : il ne veut que de l’évidence ou de l’observation soigneusement vérifiée. C’était refuser d’attacher au langage une valeur qui ne lui vienne que des personnes ou des livres. Il jette donc son être même dans l’un des plateaux d’une balance, dont l’autre était chargé de toute la philosophie qu’on avait faite jusqu’à lui. Il trouve que son Moi l’emporte. Il se sent bien fort d’être seul, mais pouvant répondre de tout ce qu’il pense, et qu’il a observé ou déduit ou défini lui-même, en opposition avec cette, quantité de doctrines, de formules, de développements purement verbaux, qui ne vivent que de disputes d’école et que l’on transmet de siècle à siècle comme une monnaie, fiduciaire que l’on ne pourrait jamais convertir en or.
Descartes est avant tout une volonté. Cet être veut, sur toute chose, exploiter le trésor de désir et de vigueur intellectuelle, qu’il trouve en soi, et il ne peut vouloir autre chose. C’est là le point central, la clé de la position. cartésienne. Il est inutile de chercher, un autre principe à sa philosophie.
D’où lui vient cette superbe confiance qu’il monte dans sa force, d’esprit, qui paraît dans son style et dans ses dédains, et qu’il est trop lucide, comme trop prudent, pour ne fonder que sur ses espoirs, sur une foi chimérique en sa valeur ?
Descartes croit en la puissance de sa pensée à partir de l’expérience qu’il a faite de ses talents de géomètre. Il a puisé en elle l’ivresse de sa supériorité. Il se connaît, en ce genre d’études, l’inventeur d’une méthode qui lui semble « autant au-delà de la géométrie ordinaire que la rhétorique de Cicéron est au-delà de l’A.B.C. des enfants ». Cette création de sa jeunesse a dominé toute sa vie intellectuelle. Il n’a point de doute sur la conquête qu’il a faite, et il se dit que le même homme et la même application de l’intellect qui ont obtenu un si heureux et si considérable succès dans l’analyse abstraite de l’espace, doivent s’attaquer, au mode physique, puis aux problèmes de, la vie et ne peuvent ne pas obtenir des résultats de même importance.
Il invente alors un Univers et un Animal en s’imaginant qu’il les explique. Quelles que soient ses illusions dans cette voie, ses efforts ont été de la plus grande conséquence. C’est là mon second point. Si l’univers cartésien a eu le sort de tous les univers conçus et concevables, le monde dans lequel vit notre « civilisation », porte, encore la marque de la volonté , et de la manière de penser dont j’ai parlé.
Ce monde est pénétré des applications de la mesure. Notre vie est de plus en plus ordonnée selon des déterminations numériques, et tout ce qui échappe à la représentation par les nombres, toute connaissance non mesurable est frappée d’un jugement de dépréciation. Le nom de « Science », se refuse de plus en plus à tout savoir intraduisible en chiffres.
Et voici la remarque singulière sur laquelle s’achèvera ce propos le caractère éminent de cette modification de la vie, qui consiste à l’organiser selon le nombre et la grandeur, est l’objectivité, l’impersonnalité, aussi pure que possible, tellement que le vrai des modernes, exactement lié à leur pouvoir d’action sur la nature, semble s’opposer, de plus en plus à ce que, notre imagination et nos sentiments voudraient qui fût vrai. Mais, comme on l’a dit, à l’origine de cette prodigieuse transformation du monde humain, c’est un Moi que l’on trouve, c’est la personne forte et téméraire de Descartes, dont la philosophie, peut-être, a moins de prix pour nous que l’idée qu’il nous donne d’un magnifique et mémorable Lui."
Paul Valéry, Variété V, 1944.