"[…] nous pensons tous, d'accord avec Newton, que la science est fondée sur l'hypothèse que la nature manifestera toujours les mêmes effets sous les mêmes conditions. Si donc nous étions capable de pousser l'analyse du mécanisme des organismes vivants aussi loin que celle des phénomènes atomiques, nous ne pourrions guère nous attendre à trouver des traits différents de ceux des corps organiques. Mais, dans ce dilemme, il faut penser au fait que les conditions des recherches biologiques et physiques ne sont pas directement comparables, car la nécessité de maintenir en vie l'objet des premières entraîne une limitation qui n'existe pas pour les secondes. C'est ainsi que nous tuerions certainement un animal, si nous essayions de pousser l'étude de ses organes jusqu'à déterminer le rôle des atomes individuels dans les fonctions vitales. Il en résulte que, dans toute expérience sur des êtres vivants, il subsiste nécessairement une incertitude sur les conditions physiques auxquelles ils sont soumis ; et ceci nous conduit à penser que la liberté minimum, que nous sommes ainsi obligés d'accorder aux organismes, est juste suffisante pour leur permettre de nous cacher en quelque sorte leurs derniers secrets. De ce point de vue, l'existence même de la vie doit être considérée en biologie comme un fait élémentaire qui ne peut être fondé sur aucun autre […]".
Niels Bohr, "Lumière et vie", 1933, tr. fr. Edmond Bauer et Roland Omnès, revue par Catherine Chevalley, in Physique atomique et connaissance humaine, Folio essais, 1991, p. 158-159.
"[…] il faut bien dire qu'en biologie la généralisation logique est imprévisiblement limitée par la spécificité de l'objet d'observation ou d'expérience. On sait que rien n'est si important pour un biologiste que le choix de son matériel d'étude. Il opère électivement sur tel ou tel animal selon la commodité relative de telle observation anatomique ou physiologique, en raison soit de la situation ou des dimensions de l'organe, soit de la lenteur d'un phénomène ou au contraire de l'accélération d'un cycle. En fait le choix n'est pas toujours délibéré et prémédité; le hasard, aussi bien que le temps, est galant homme pour le biologiste. Quoi qu'il en soit, il serait souvent prudent et honnête d'ajouter au titre d'un chapitre de physiologie qu'il s'agit de la physiologie de tel ou tel animal, en sorte que les lois des phénomènes qui portent, ici comme ailleurs, presque toujours le nom de l'homme qui les formula, portassent de surcroît le nom de l'animal utilisé pour l'expérience : les chiens, pour les réflexes conditionnés ; le pigeon, pour l'équilibration ; l'hydre pour la régénération ; le rat pour les vitamines et le comportement maternel ; la grenouille, « Job de la biologie », pour les réflexes ; l'oursin, pour la fécondation et la segmentation de l'œuf ; la drosophile, pour l'hérédité ; le cheval, pour la circulation du sang, etc.
Or, l'important ici est qu'aucune acquisition de caractère expérimental ne peut être généralisée sans d'expresses réserves, qu'il s'agisse de structures, de fonctions et de comportements, soit d'une variété à une autre dans une même espèce, soit d'une espèce à l'autre, soit de l'animal à l'homme.
[…] par exemple, lorsqu'on étudie les conditions de pénétration dans la cellule vivante de substances chimiques définies, on constate que les corps solubles dans les graisses pénètrent facilement sous certaines conditions ; c'est ainsi que la caféine est inactive sur le muscle strié de la grenouille verte lorsque le muscle est intact, mais si on lèse le tissu musculaire une affinité intense se manifeste. Or ce qui est vrai de la grenouille verte ne l'est pas de la grenouille rousse ; l'action de la caféine sur le muscle intact de la grenouille rousse est immédiate.
Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, 1952, chap. I, Vrin, 1992, p. 26-27.