"[…] c'est la pensée, la pensée pure et sans mélange, et non l'expérience et la perception des sens, qui est à la base de la « nouvelle science » de Galileo Galilée.
Galilée le dit très clairement. Ainsi, en discutant le fameux exemple de la balle tombant du haut du mât d'un navire en mouvement, Galilée explique longuement le principe de la relativité physique du mouvement, la différence entre le mouvement du corps par rapport à la Terre et son mouvement par rapport au navire ; puis, sans faire aucune mention de l'expérience, il conclut que le mouvement de la balle par rapport au navire ne change pas avec le mouvement de ce dernier. De plus, quand son adversaire aristotélicien, imbu d'esprit empiriste, lui pose la question : « Avez-vous fait une expérience ? » Galilée déclare avec fierté : « Non, et je n'ai pas besoin de la faire, et je peux affirmer sans aucune expérience qu'il car il ne peut en être autrement[1]. ».
Ainsi necesse détermine l'esse. La bonne physique est faite a priori. La théorie précède le fait. L'expérience est inutile parce qu'avant toute expérience nous possédons déjà la connaissance que nous cherchons. Les lois fondamentales du mouvement (et du repos), lois qui déterminent le comportement spatio-temporel des corps matériels, sont lois de nature mathématique. De la même nature que celles qui gouvernent les relations et les lois des figures et des nombres. Nous les trouvons et les découvrons non pas dans la nature, mais en nous-mêmes, dans notre esprit, dans notre mémoire, comme Platon nous l'a enseigné autrefois.
Et c'est pour cela, comme, à la grande consternation de son interlocuteur aristotélicien, le proclame Galilée, que nous sommes capables de donner des preuves purement et strictement mathématiques des propositions qui décrivent les « symptômes » du mouvement, et de développer le langage de la science naturelle, de questionner la nature par des expériments construits de manière mathématique e de lire le grand livre de la Nature qui est écrit en « caractères géométriques[2] ».
Le livre de la Nature est écrit en caractères géométriques ; la physique nouvelle, celle de Galilée ; est une géométrie du mouvement, de même que la physique de son vrai maître, le divus Archimedes, était une physique du repos. La géométrie du mouvement a priori, la science mathématique de la nature..., comment est-ce possible ? Les vieilles objections aristotéliciennes contre la mathématisation de la nature par Platon ont-elles été enfin réfutées ? Pas tout à fait. Certes, il n'y a pas de qualité dans le royaume des nombres et c'est pour cela que Galilée – de même que Descartes – est obligé d'y renoncer, de renoncer au monde qualitatif de la perception sensible et de l'expérience quotidienne et d'y substituer le monde abstrait et incolore d'Archimède. Quant au mouvement..., il n'y en certainement pas dans les nombres. Et pourtant le mouvement, – du moins le mouvement des corps archimédiens dans l’espace infini et homogène de la science nouvelle – est régi par les nombres. Par les leges et rationes numerorum.
Le mouvement est subordonné aux nombres ; même le plus grande des anciens platoniciens, Archimède, le surhomme, l'ignorait et c'est à Galileo Galilée, ce « merveilleux investigateur de la Nature », comme l'avait surnommé son élève et ami Cavalieri, qu'il fut donné de le découvrir."
Alexandre Koyré, "Étapes de la cosmologie scientifique", 1948, in Études d'histoire de la pensée scientifique, tel Gallimard, 1985, p. 97-98.
[1] En fait, cette expérience, constamment invoquée dans les discussions entre partisans et adversaires de Copernic, n'a jamais été faite. Plus exactement, elle n'a été faite que par Gassendi, en 1642, à Marseille, et peut-être aussi par Thomas Digges, quelque soixante-six ans plus tôt.
[2] Un expériment est une question que nous posons à la nature et qui doit être formulée dans un langage approprié. La révolution galiléenne peut être résumée dans le lait de la découverte de ce langage, de la découverte que les mathématiques sont la grammaire de la science physique. C'est cette découverte de la structure rationnelle de la nature qui a fourni la base a priori de la science expérimentale moderne et a rendu sa constitution possible.
"La philosophie, précisément parce qu'elle est la découverte du rationnel, est aussi du même coup la compréhension du présent et du réel, et non la construction d'un au-delà qui serait Dieu sait où - ou plutôt dont on peut dire où il se trouve, c'est-à-dire dans l'erreur d'une façon de raisonner partielle et vide [...]. Ce qui est rationnel est réel, Ce qui est réel est rationnel. C'est là la conviction de toute conscience non prévenue, comme la philosophie, et c'est à partir de là que celle-ci aborde l'étude du monde de l'esprit comme celui de la nature. Si la réflexion, ou le sentiment ou quelque autre forme que ce soit de la subjectivité consciente considèrent le présent comme vain, se situent au-delà de lui et croient en savoir plus long que lui, ils ne porteront que sur ce qui est vain et, parce que la conscience n'a de réalité que dans le présent, elle ne sera alors elle-même que vanité. Si, inversement, l'Idée passe [vulgairement] pour ce qui n'est qu'une idée ou une représentation dans une pensée quelconque, la philosophie soutient, au contraire, qu'il n'y a rien de réel que l'Idée. Il s'agit, dès lors, de reconnaître, sous l'apparence du temporel et du passager, la substance qui est immanente et l'éternel qui est présent. Le rationnel est le synonyme de l'Idée."
Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1820, Préface, tr. fr. Robert Derathé, Vrin, 1990, p. 54-56.
Date de création : 22/01/2013 @ 16:52
Dernière modification : 05/07/2014 @ 20:15
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