"La science étant donnée, le rationnel ne peut pas être universel, et l'irrationnel ne peut pas être exclu […]
La science n'est pas sacro-sainte. Les restrictions qu'elle impose (et de telles restrictions sont nombreuses, bien qu'il ne soit pas facile d'en faire la liste) ne sont pas nécessaires pour avoir sur le monde des vues générales, cohérentes et adéquates. Il y a les mythes, les dogmes de la théologie, la métaphysique, et de nombreux autres moyens de construire une conception du monde. Il est clair qu'un échange fructueux entre la science et de telles conceptions non scientifiques du monde aura encore plus besoin d'anarchisme que la science elle-même. Ainsi l'anarchisme n'est-il pas seulement une possibilité, mais une nécessité, à la fois pour le progrès interne de la science et pour le développement de la culture en général. Et la Raison, pour finir, rejoint tous ces monstres abstraits – l'Obligation, le Devoir, la Moralité, la Vérité –, et leurs prédécesseurs plus concrets – les Dieux – qui ont jadis servi à intimider les hommes et à restreindre un développement heureux et libre ; elle dépérit..."
Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, 1975, trad. B. Jurdant et A. Schlumberger, Seuil, Points Sciences, 1988, p. 196-197.
"L'anarchisme épistémologique diffère à la fois du scepticisme et de l'anarchisme politique (religieux). Alors que le sceptique ou bien considère chaque conception comme également bonne et également mauvaise, ou encore renonce carrément à prononcer de tels jugements, l'anarchiste épistémologique n'a aucun scrupule à défendre l'affirmation la plus rabattue ou la plus scandaleuse. Alors que l'anarchiste politique ou religieux veut écarter une certaine forme de vie, l'anarchiste épistémologique peut vouloir la défendre, car il n'a aucune loyauté éternelle, ni aucune aversion éternelle, envers n'importe quelle institution ou idéologie. […] « non seulement il n'a pas de programme, mais il est contre tous les programmes »[1] […]. Ses buts restent stables, ou changent à la suite d'une discussion, ou par ennui, ou après une expérience de conversion, ou pour impressionner une maîtresse – et ainsi de suite. Si on lui donne un but, il peut essayer de l'atteindre avec l'aide de groupes organisés, ou tout seul ; il peut se servir de la raison, de l'émotion, du ridicule, d'un « engagement profond » (« serious concern ») et de tout autre moyen inventé par les hommes pour obtenir le meilleur de leurs semblables. Son passe-temps favori est de confondre les rationalistes, en inventant des raisons irrésistibles à des doctrines déraisonnables. Il n'y a pas de conception, si « absurde » ou « immorale » soit-elle, qu'il refuse de considérer ou d'utiliser, et aucune méthode n'est considérée par lui comme indispensable. Ce à quoi il s'oppose catégoriquement et absolument, ce sont les critères universels, les lois universelles, les idées universelles, telles que la « Vérité », la « Raison », la « Justice », l' «Amour », et le comportement qu'elles entraînent, bien qu'il soit souvent de bonne politique – il ne le nie pas – d'agir comme si de telles lois (de tels critères, de telles idées) existaient, et comme s'il croyait en elles."
Paul Feyerabend, Contre la méthode, 1975, tr. fr. Baudouin Jourdant et Agnès Schlumberger, Points Sciences, 1988, p. 207-208.
[1] Hans Richter, Dada – Art and anti-art, Londres, 1965.
Date de création : 27/01/2013 @ 14:10
Dernière modification : 21/02/2014 @ 08:42
Catégorie :
Page lue 6816 fois
Imprimer l'article
|