"Quand « l'idée pythagoricienne » du mouvement de la Terre fut ressuscitée par Copernic, elle rencontra des difficultés qui excédaient même les difficultés rencontrées par l'astronomie ptolémaïque de l'époque. En termes stricts, on aurait dû la considérer comme réfutée. Galilée, qui était convaincu de la vérité du système copernicien, et qui ne partageait pas la croyance tout à fait répandue, mais nullement universelle, en une expérience stable, chercha de nouveaux types de faits pouvant valider Copernic et cependant être acceptables par tous. De tels faits, ils les obtint de deux manières différentes : 1. par l'invention de son télescope qui transforma le noyau sensoriel de l'expérience quotidienne et le remplaça par des faits problématiques inexpliqués [la découverte des satellites de Jupiter], et 2. par son principe de relativité[1] et sa dynamique[2] qui transformèrent les composantes conceptuelles de l'expérience. Ni les phénomènes télescopiques, ni les idées nouvelles sur le mouvement n'étaient acceptables pour le sens commun (ou pour les aristotéliciens). En outre, on pouvait facilement démontrer que les théories associées étaient fausses. Cependant, ces théories fausses, ces phénomènes inacceptables furent déformés par Galilée et transformés en validations puissantes de Copernic. Tout le riche réservoir d'expérience quotidienne et d'intuition de ses lecteurs intervenait dans le raisonnement, mais les faits dont ils étaient invités à se souvenir étaient arrangés d'une nouvelle manière : des approximations étaient faites, des effets connus omis, des lignes conceptuelles différentes esquissées, en sorte qu'un nouveau genre d'expérience apparaissait, pratiquement fabriqué de toutes pièces. Cette nouvelle expérience était ensuite étayée en insinuant au lecteur qu'elle lui était familière depuis toujours ; bientôt elle était acceptée comme vérité d'évangile, bien que ses composantes conceptuelles fussent incomparablement plus spéculatives que le sens commun. Nous pouvons donc dire que la science de Galilée repose sur une métaphysique illustrée. Cette déformation a permis à Galilée d'avancer, mais elle a empêché presque tous les autres de le suivre dans son effort pour fonder sur sa démarche une philosophie critique (aujourd'hui encore on met l'accent sur les mathématiques, ou sur ces prétendues expériences, ou sur ses fréquents appels à la « vérité », tandis que sa tactique de propagande est entièrement négligée). Je suis d'avis que la contribution de Galilée fut de laisser les théories réfutées se soutenir mutuellement, et de construire ainsi une nouvelle image du monde, reliée faiblement (si elle le fut jamais) à la cosmologie antérieure (expérience quotidienne incluse), il établit des connexions truquées avec les éléments perceptifs de cette cosmologie, éléments qui aujourd'hui seulement ont pu être remplacés par de bonnes théories (optique physiologique, théorie du contenu), aussi souvent que possible, il remplaça des faits anciens par un nouveau type d'expérience, qu'il inventa tout simplement dans le but de valider Copernic.
[…] En procédant ainsi, il fit preuve d'un style, d'un sens de l'humour, d'une souplesse et d'une élégance, ainsi que d'une conscience des faiblesses heureuses de la pensée humaine inégalées dans l'histoire des sciences."
Paul Feyerabend, Contre la méthode, 1975, tr. fr. Baudouin Jourdant et Agnès Schlumberger, Points Sciences, 1988, p. 175-177.
[1] Il n'y a pas de mouvement absolu, mais seulement un mouvement relatif à un référentiel donné.
[2] Il n'y a pas de repos absolu, mais tout objet apparemment au repos est affecté du mouvement inertiel que lui procure son propre référentiel.