"Dans le domaine philosophique, presque chacun s'estime compétent. En science, on reconnaît que l'étude, l'entraînement, la méthode sont des conditions nécessaires à la compréhension ; en philosophie, au contraire, on a la prétention de s'y connaître et de pouvoir participer au débat, sans autre préparation. On appartient à la condition humaine, on a son destin propre, une expérience à soi, cela suffit, pense-t-on.
Il faut reconnaître le bien-fondé de cette exigence selon laquelle la philosophie doit être accessible à chacun. Ses voies les plus compliquées, celles que suivent les philosophes professionnels, n'ont de sens en effet que si elles finissent par rejoindre la condition d'homme; et celle-ci détermine d'après la manière dont on s'assure de l'être et de soi-même en lui.
La réflexion philosophique doit en tout temps jaillir de la source originelle du moi et tout homme doit s'y livrer lui-même.
Un signe admirable du fait que l'être humain trouve en soi la source de la réflexion philosophique, ce sont les questions des enfants. On entend souvent, de leur bouche, des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques. En voici quelques exemples :
L'un dit avec étonnement : « J'essaie toujours de penser que je suis un autre, et je suis quand même toujours moi.» Il touche ainsi à ce qui constitue l'origine de toute certitude, la conscience de l'être dans la connaissance de soi. Il reste saisi devant l'énigme du moi, cette énigme que rien ne permet de résoudre. Il se tient là, devant cette limite, il interroge.
Un autre, qui écoutait l'histoire de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre...», demanda aussitôt : « Qu'y avait-il donc avant le commencement ?» Il découvrait ainsi que les questions s'engendrent à l'infini, que l'entendement ne connaît pas de borne à ses investigations et que, pour lui, il n'est pas de réponse vraiment concluante. […]
L'homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle présente, partout et toujours, répandue dans le public par les proverbes traditionnels, les formules de la sagesse courante, les opinions admises, comme également le langage des gens instruits, les conceptions politiques, et surtout, dès les premiers âges de l'histoire, par les mythes. On n'échappe pas à la philosophie. La seule question qui se pose est de savoir si elle est consciente ou non, bonne ou mauvaise, confuse ou claire. Quiconque la rejette affirme par là même une philosophie, sans en avoir conscience."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 7-8 et p. 10.
"Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est quelque chose de très difficile du fait qu'elle est l'activité intellectuelle propre d'une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels ayant un système philosophique. Il faut donc démontrer en tout premier lieu que tous les hommes sont « philosophes », en définissant les limites et les caractères de cette « philosophie spontanée », propre à « tout le monde », c'est-à-dire de la philosophie qui est contenue : 1. dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non certes exclusivement de mots grammaticalement vides de contenu ; 2. dans le sens commun et le bon sens ; 3. dans la religion populaire et donc également dans tout le système de croyances, de superstitions, opinions, façons de voir et d'agir qui sont ramassées généralement dans ce qu'on appelle le « folklore ». Une fois démontré que tout le monde est philosophe, chacun à sa manière, il est vrai, et de façon inconsciente - car même dans la manifestation la plus humble d'une quelconque activité intellectuelle, le « langage » par exemple, est contenue une conception du monde déterminée -, on passe au second moment, qui est celui de la critique et de la conscience, c'est-à-dire à la question : est-il préférable de « penser » sans en avoir une conscience critique, sans souci d'unité et au gré des circonstances, autrement dit de « participer » à une conception du monde imposée mécaniquement par le milieu ambiant ; ce qui revient à dire par un de ces nombreux groupes sociaux dans lesquels tout homme est automatiquement entraîné dès son entrée dans le monde conscient (et qui peut être son village ou sa province, avoir ses racines dans la paroisse et dans l' « activité intellectuelle » du curé ou de l'ancêtre patriarcal dont la « sagesse » fait loi, de la bonne femme qui a hérité de la science des sorcières ou du petit intellectuel aigri dans sa propre sottise et son impuissance à agir) ; ou bien est-il préférable d'élaborer sa propre conception du monde consciemment et suivant une attitude critique et par conséquent, en liaison avec le travail de son propre cerveau, choisir sa propre sphère d'activité, participer activement à la production de l'histoire du monde, être à soi-même son propre guide au lieu d'accepter, passivement et de l'extérieur, une empreinte imposée à sa propre personnalité ?"