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Texte à méditer :   Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.   David Rousset
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Hors des sentiers battus
Les mots sont chargés de valeurs

 "[…] les linguistes ont souvent marqué que les mots, aux périodes troublées, conservaient la trace des migrations humaines : une armée barbare traverse la Gaule, les soldats s'amusent de la langue indigène, la voilà faussée pour longtemps. La nôtre porte encore les marques de l'invasion nazie. Le mot de « Juif », désignait autrefois un certain type d'homme ; peut-être l'antisémitisme français lui avait-il communiqué un léger péjoratif, mais il était facile de l'en décrasser : aujourd'hui on craint d'en user, il sonne comme une menace, une insulte ou une provocation. Celui d' « Europe » se référait à l'unité géographique, économique et historique du vieux Continent. Aujourd'hui, il conserve un relent de germanisme et de servitude. Il n'est pas jusqu'au terme innocent de « collaboration » qui ne soit devenu mal famé."
 
Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, 1948, Folio essais, 2011, p. 279-280.


 "L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement - il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal par opposition à la culture humaine. [...]
 Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. […]
 L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion ? - les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu'ils sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d'oeufs de pou ». On va souvent jusqu'àpriver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. [...]
 C'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie."
 
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952,Éd. Denoël-Gonthier, coll. Médiations, 1968, p. 19-22.

Date de création : 01/03/2013 @ 10:53
Dernière modification : 01/03/2013 @ 10:53
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