"La durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant. […] L'amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. […] Que sommes-nous, en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales? Sans doute nous ne pensons qu'avec une petite partie de notre passé ; mais c'est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d'âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendances, quoiqu'une faible part seulement en devienne représentation.
De cette survivance du passé résulte l'impossibilité, pour une conscience, de traverser deux fois le même état. Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n'est plus sur la même personne qu'elles agissent, puisqu'elles la prennent à un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l'expérience accumulée, change sans cesse. En changeant, elle empêche un état, fût-il identique à lui-même en surface, de se répéter jamais en profondeur. C'est pourquoi la durée est irréversible."
Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, p. 4-6.
"Sur la nature du temps, bien des opinions ont été émises. On peut le tenir, avec Bergson, pour une durée continue ou, avec M. Bachelard, pour une discontinuité essentielle. Pour définir le refus du temps, nous n'avons pas à choisir, au moins dès le début, entre ces conceptions. Nous partirons au contraire de l'idée du temps que nous fournit l'expérience quotidienne, en laissant de côté la question de savoir si ce temps quotidien est le temps immédiat ou le fruit d'interprétations et de constructions. Le temps ainsi considéré apparaît essentiellement comme changement. Que ce changement s'opère au sein de la continuité, et sans extériorité réelle de ses éléments, ou que la continuité soit déjà une fiction forgée par l'esprit pour nier le changement premier, la succession discontinue, il est incontestable que, pour l'expérience courante, il y a du changement, c'est-à-dire que ce qui est cesse d'être, et ce qui n'est pas commence à être. Je suis assis à ma table de travail, en train d'écrire. Il y a une heure, j'étais dans la rue, marchant au milieu des passants. Mon état a donc changé. De même, le monde change sans cesse, les présences deviennent des absences, les absences laissent parfois la place à des retours.
Nul retour, cependant, ne nous rend tout à fait la présence ancienne. Et l'on voit mieux ainsi que le temps se confond avec ce que le changement a d'essentiel. Considéré, en effet, par rapport à l'espace, nul changement n'est définitif. Je peux changer de place plusieurs objets, mais je puis les remettre à leur place première. Je puis aller de Paris à Bruxelles, mais je puis revenir de Bruxelles à Paris. L'espace est donc moins ce en quoi ont lieu les changements que ce par quoi je puis m'opposer à eux, et détruire l'effet d'un changement par un changement en sens contraire. Mais ce pouvoir est limité et, malgré mes efforts, quelque chose du changement demeure. Et c'est toujours considérer superficiellement un changement que le considérer par rapport à l'espace. Jamais il n'y a vraiment de retour à l'état initial, jamais ce qui a été déplacé n'est vraiment remis à sa place : le Paris que je retrouve à mon retour n'est pas tout à fait le Paris que j'avais quitté, moi-même je ne suis plus ce que j'étais, ne fût-ce que par l'effet de mes souvenirs de voyage. En un mot, tout changement possède un caractère irréductible et définitif: dans cette mesure, il est temporel. Le temps se manifeste à moi dans l'irréversibilité des changements : il est le caractère qu'ont les changements d'être irréversibles.
Ferdinand Alquié, Le désir d'Éternité, 1943, PUF, 1987, p. 12-13.
"Le voyageur revient à son point de départ, mais il a vieilli entre-temps ! [...] S'il était agi d'un simple voyage dans l'espace, Ulysse n'aurait pas été déçu; l'irrémédiable, ce n'est pas que l'exilé ait quitté la terre natale: l'irrémédiable, c'est que l'exilé ait quitté cette terre natale il y a vingt ans. L'exilé voudrait retrouver non seulement le lieu natal, mais le jeune homme qu'il était lui-même autrefois quand il l'habitait. [...] Ulysse est maintenant un autre Ulysse, qui retrouve une autre Pénélope… Et Ithaque aussi est une autre île, à la même place, mais non pas à la même date; c'est une patrie d'un autre temps. L'exilé courait à la recherche de lui-même, à la poursuite de sa propre image et de sa propre jeunesse, et il ne se retrouve pas. Et l'exilé courait aussi à la recherche de sa patrie, et maintenant qu'elle est retrouvée il ne la reconnaît plus. Ulysse, Pénélope, Ithaque : chaque être, à chaque instant, devient par altération un autre que lui-même, et un autre que cet autre. Infinie est l'altérité de tout être, universel le flux insaisissable de la temporalité. C'est cette ouverture temporelle dans la clôture spatiale qui passionne et pathétise l'inquiétude nostalgique. Car le retour, de par sa durée même, a toujours quelque chose d'inachevé : si le Revenir renverse l'aller, le « dédevenir », lui, est une manière de devenir; ou mieux: le retour neutralise l'aller dans l'espace, et le prolonge dans le temps ; et quant au circuit fermé, il prend rang à la suite des expériences antérieures dans une futurition ouverte qui jamais ne s'interrompt: Ulysse, comme le Fils prodigue, revient à la maison transformé par les aventures, mûri par les épreuves et enrichi par l'expérience d'un long voyage. [...] Mais à un autre point de vue le voyageur revient appauvri, ayant laissé sur son chemin ce que nulle force au monde ne peut lui rendre : la jeunesse, les années perdues, les printemps perdus, les rencontres sans lendemain et toutes les premières-dernières fois perdues dont notre route est semée."
Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la Nostalgie, 1974, Éd. Flammarion, 1983, p. 300.
Date de création : 01/04/2013 @ 14:59
Dernière modification : 10/10/2013 @ 06:59
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