"L'irréversibilité constitue pourtant le caractère le plus essentiel du temps, le plus émouvant, et celui qui donne à notre vie tant de gravité et ce fond tragique dont la découverte fait naître en nous une angoisse que l'on considère comme révélatrice de l'existence elle-même, dès que le temps lui-même est élevé jusqu'à l'absolu. Car le propre du temps, c'est de nous devenir sensible moins par le don nouveau que chaque instant nous apporte que parla privation de ce que nous pensions posséder et que chaque instant nous retire l'avenir lui-même est un indéterminé dont la seule pensée, même quand elle éveille notre espérance, trouble notre sécurité. Nous confondons volontiers l'existence avec ses modes et, quand ce sont ces modes qui changent, il nous semble que l'existence elle-même s'anéantit.
Le terme seul d'irréversibilité montre assez clairement, par son caractère négatif, que le temps nous découvre une impossibilité et contredit un désir qui est au fond de nous-même : car ce qui s'est confondu un moment avec notre existence n'est plus rien, et pourtant nous ne pouvons faire qu'il n'ait point été : de toute manière il échappe à nos prises. [...] Or c'est justement cette substitution incessante à un objet qui pouvait être perçu d'un objet qui ne peut plus être que remémoré qui constitue pour nous l'irréversibilité du temps. C'est elle qui provoque la plainte de tous les poètes, qui fait retentir l'accent funèbre du « Jamais plus » et qui donne aux choses qu'on ne verra jamais deux fois cette extrême acuité de volupté et de douleur, où l'absolu de l'être et l'absolu du néant semblent se rapprocher jusqu'à se confondre. L'irréversibilité témoigne donc d'une vie qui vaut une fois pour toutes, qui ne peut jamais être recommencée et qui est telle qu'en avançant toujours, elle rejette sans cesse hors de nous-même, dans une zone désormais inaccessible, cela même qui n'a fait que passer et à quoi nous pensions être attaché pour toujours."
Louis Lavelle, Du Temps et de l'éternité, 1945, Éd. Aubier-Montaigne, p. 126.
"Il est clair pour tout un chacun que les phénomènes naturels sont évidemment irréversibles. Je veux dire qu'il se passe des choses qui ne peuvent se faire à l'envers. Vous lâchez une tasse, elle se casse, mais vous pouvez toujours attendre pour que les morceaux tout seuls et sautent dans votre main ! Quand vous regardez les vagues se briser sur le rivage, restez donc à attendre l'instant historique où l'écume se rassemblera, émergera de la mer et retombera loin du rivage – ce serait très joli !
Dans les conférences, on en fait d'habitude la démonstration avec une séquence de film présentant divers phénomènes, et qu'on passe à l'envers, d'où un éclat de rire général. Ces rires montrent simplement que ça ne se passe pas ainsi dans le monde réel. Mais au fond, ce n'est même qu'une façon assez faible d'exprimer quelque chose d'aussi évident et d'aussi profond que la différence entre le passé et le futur. Car même sans faire d'expériences, notre propre vie intérieure différencie totalement le passé du futur. Nous nous rappelons le passé, pas le futur. Nous avons une conscience différente de ce qui pourrait arriver et de ce qui a sans doute eu lieu. Psychologiquement, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, par exemple, à travers des notions comme la mémoire ou le libre arbitre apparent, en ce sens que nous pensons pouvoir agir sur le futur, alors qu'aucun, ou très peu, d'entre nous croient possible de modifier le passé. Le remords, le regret, l'espoir, etc., autant de mots qui distinguent parfaitement le passé du futur".
Richard Feynman, La Nature de la physique, 1965, tr. H. Isaac, J-M Lévy-Leblond et F. Balibar, 1970, Éditions du seuil, 1980, p. 129-130.
"L'irréversible n'est pas un caractère du temps parmi d'autres caractères, il est la temporalité même du temps ; et le verbe « être » est pris ici au sens « ontologique » et non pas au sens copulatif : c'est-à-dire que l'irréversible définit le tout et l'essence de la temporalité, et la temporalité seule ; en d'autres termes il n'y a pas de temporalité qui ne soit irréversible, et pas d'irréversibilité pure qui ne soit temporelle. La réciprocité est parfaite. La temporalité ne se conçoit qu'irréversible : si le fuyard de la futurition, ne fût-ce qu'une fraction de seconde, revenait sur ses pas, ou se mettait à lambiner, le temps ne serait plus le temps…
Le temps est irréversible de la même manière que l'homme est libre : essentiellement et totalement."
Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 7.
"L'impossibilité de revivre effectivement et charnellement – sinon dans les brumes du souvenir – le passé en général et le passé le plus immédiat en particulier, et notamment le passé de la journée d'hier, est par là même une impossibilité de refaire littéralement, fût-ce une humble seconde fois, c'est-à-dire au prochain futur ou au présent-futur, ce qui a déjà été fait : le mécanisme de l'irréversible, comme il interdit le retour du présent dans un passé qui vient de s'en aller, interdit aussi la réitération de ce présent dans un avenir en instance d'avènement, dans un futur sur le point d'advenir ; car c'est dans l'infinitésimal que l'irréversibilité est le plus paradoxale et en conséquence le plus caractéristique. La déception attend de la même manière celui qui se remémore et regrette de ne pouvoir revivre, et celui qui, tourné vers l'avant, s'apprête à recommencer. L'itération, qui est répétition élémentaire et en quelque sorte minimale – car la répétition commence avec la deuxième fois –, n'est jamais rigoureusement répétitive… On l'a suffisamment montré en parlant de la primultimité de toutes les « fois » : le « bis » de la seconde fois est aussi semelfactif que la première fois ; loin d'être la servile reproduction, la réédition itérative de l'édition « princeps », la deuxième fois est elle-même inédite et première-dernière ! La deuxième fois est elle-même un Hapax, une première et unique édition; une première et dernière audition ! Bien entendu, dans les cas concrets et psychologiquement très qualifiés où l'homme refait, redit, recommence pour la deuxième fois, et en même temps se rappelle la première fois, l’innovation n’est pas si caractéristique fois, et en même temps se rappelle la première fois, l'innovation n'est pas si caractéristique : la deuxième fois, réveillant l'écho de la première ou évoquant la résonance du passé, se mélange à la fois précédente pour former une synthèse nouvelle, un passé-présent original. Celui qui a déjà vécu l'expérience de la première fois accueille la répétition de cette fois non pas comme si c'était la « fois » précédente ou la « fois » initiale, mais comme si c'était une nouvelle première fois ; dans la deuxième expérience il éprouve, sous forme d'appréhension, d'ennui ou de familiarité, le sentiment du déjà-vu et du déjà-vécu : mais le sentiment du déjà vu implique lui-même que la seconde fois n'est pas identique à la première ; l'homme de la seconde fois est celui qui a connu la première fois, et par conséquent la « reconnaît » dans la deuxième : mais la re-connaissance est une toute nouvelle connaissance, un savoir spécifique, et non pas un redoublement ne varietur de la connaissance première."
Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 57-58.
"Trop tard : toute la profonde amertume du regret tient dans ces deux mots ; ils reviennent, tel un obsédant remords, dans les contes et romans de Leonid Andreïev, Le silence, Le cadeau, et tant d'autres : plus jamais le pope inconsolable qui a laissé sa fille se tuer ne réparera l'irréparable ; jamais le petit garçon malade, mort à l'hôpital le lendemain de Pâques, ne verra le cadeau qui lui a été apporté en retard ; comme dans la Chanson du petit cheval de Prosper Estieu mise en musique par Déodat de Séverac, il est trop tard, incurablement, irrémédiablement trop tard. « Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ? » C'est ainsi que Verlaine interroge son destin. Déodat de Séverac et Gabriel Fauré ont mis tous les deux en musique ce poème déchirant de la jeunesse perdue. Qu'as-tu fait de ta vie ? « Trop tôt » aussi est un échec, comme toute initiative trop précoce est un échec : les circonstances favorables n'étaient pas toutes réunies, et j'ai donc mal visé ; je suis tombé non à point nommé, mais à côté de ce point, et plus précisément en deçà de l'instant privilégié, avant le Kaïros, c'est-à-dire avant l'occasion propice. Toutefois trop tôt et trop tard ne sont nullement deux anachronismes symétriques, l'un en deçà, l'autre au-delà de l'heureuse occurrence : dans le préjugé selon lequel le « déjà-plus » (jam non) est un renversement du « pas-encore » (nondum), il nous faut reconnaître à nouveau l'idole spatiale de la symétrie et le mythe de la « garniture de cheminée » que nous dénoncions en soulignant l'irréductible dissymétrie du passé et du futur, du regret et de l'espoir; les deux intempestivités, c'est-à-dire les deux manières inverses de ne pas arriver à temps, ni à propos, ou mieux les deux manières d'intervenir à contretemps et hors de propos, ces deux intempestivités se feraient pendant de part et d'autre de la juste opportunité, comme le « trop » et le « pas assez », comme l'excès et le défaut se font pendant des deux côtés du juste milieu aristotélicien : l'un à droite, l'autre à gauche ! Faut-il penser que le contretemps citérieur et le contretemps ultérieur sont équivalents lorsqu'ils sont équidistants par rapport à la fine pointe du bon moment ? Faut-il penser que le retard est en somme une avance à l'envers ? Ce serait la pire des absurdités. Car il est absurde, voire absurdissime de méconnaître l'incomparabilité foncière du passé et du futur, et l'essentielle dissymétrie du devenir, et l'orientation vectorielle de l'irréversible. Non seulement cela ne revient pas au même que le « raté » soit antécédent ou conséquent, mais la situation change du tout au tout quand, loin de rester en deçà, nous arrivons après coup et au-delà de la conjoncture. Le Trop tôt laisse intact l'espoir et préserve sinon les promesses, du moins les possibilités du devenir. Et quant aux deux mots Pas-encore, ils nous disent indirectement : patientez, ne désespérez pas, ne soyez pas trop pressés, vous aurez votre heure ; votre intervention était simplement « prématurée » : c'est-à-dire que la situation n'était pas « mûre », mais qu'elle le sera plus tard et que la « maturation » garde en réserve toutes ses virtualités organiques ; le devenir, en tant que futurition, les fera advenir ; il n'est que de savoir attendre ! Et par exemple : mieux vaut se tromper par excès de hâte que par excès de lenteur ; mieux vaut hâtivement que tardivement ; mieux vaut décorer trop tôt celui qui ne le mérite pas encore, mais le méritera peut-être un jour : rien n'est encore perdu puisque rien n'est joué ni tranché ni décidé. Le seul anachronisme irrémédiable est l'anachronisme rétrospectif, et plus encore l'anachronisme posthume, celui d'une intervention qui advient par-delà l'irréparable-irrévocable de la mort : dans le geste par lequel on épingle une médaille sur le veston du défunt faut-il voir une amère dérision ou la marque d'une solennelle impuissance ? Quand tout est fini et consommé, quand l'injustice est à jamais incompensable, il nous reste les symboles et les rites… ou bien le remords éternel d'avoir manqué l'occasion."
Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 187-189.
Date de création : 01/04/2013 @ 15:29
Dernière modification : 21/04/2024 @ 19:40
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