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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
La question des limites et imperfections du langage
  "Il est aisé de voir […] quelle imperfection il y a dans le langage, et comment la nature même des mots fait qu'il est presque inévitable que plusieurs d'entre eux n'aient une signification douteuse et incertaine. Pour découvrir en quoi consiste la perfection et l'imperfection des mots, il est nécessaire en premier lieu, d'en considérer l'usage et la fin, car selon qu'ils sont plus ou moins proportionnés à cette fin, ils sont plus ou moins parfaits. Dans la première partie de ce discours nous avons souvent parlé par occasion d'un double usage qu'ont les mots.
  1. L'un est, d'enregistrer, pour ainsi dire, nos propres pensées.
  2. L'autre, de communiquer nos pensées aux autres.
  Tout mot peut servir à enregistrer nos pensées.
  Quant au premier de ces usages qui est d'enregistrer nos propres pensées pour aider notre mémoire, qui nous fait, pour ainsi dire, parler à nous-mêmes ; toutes sortes de paroles, quelles qu'elles soient, peuvent servir à cela. Car puisque les sons sont des signes arbitraires et indifférents de quelque idée que ce soit, un homme peut employer tels mots qu'il veut pour exprimer à lui-même ses propres idées ; et ces mots n'auront jamais aucune imperfection, s'il se sert toujours du même signe pour désigner la même idée, car en ce cas il ne peut manquer d'en comprendre le sens, en quoi consiste le véritable usage et la perfection du Langage.
  Il y a une double communication par paroles, l'une est civile, et l'autre philosophique. En second lieu, pour la communication qui se fait entre les hommes par le moyen des paroles, les mots ont aussi un double usage :
  I. L'un est Civil.
  II. Et l'autre Philosophique.
  Premièrement, par l'usage civil j'entends cette communication de pensées et d'idées par le secours des mots, autant qu'elle peut servir à la conversation et au commerce qui regarde les affaires et les commodités ordinaires de la vie civile dans les différentes sociétés qui lient les hommes les uns aux autres.
  En second lieu, par l'usage philosophique des Mots j'entends l'usage qu'on en doit pour donner des notions précises des choses, et pour exprimer en propositions générales des vérités certaines et indubitables sur lesquelles l'esprit peut s'appuyer, et dont il peut être satisfait dans la recherche de la vérité. Ces deux usages sont fort distincts ; et l'on peut se passer dans l'un de beaucoup moins d'exactitude que dans l'autre […].
  L'imperfection des mots c'est l'ambiguïté de leurs significations. La principale fin du Langage dans la communication que les hommes font de leurs pensées les uns aux autres, étant d'être entendu, les mots ne sauraient bien servir à cette fin dans le discours civil ou philosophique, lorsqu'un mot n'excite pas dans l'esprit de celui qui écoute, la même idée qu'il signifie dans l'esprit de celui qui parle. Or puisque les sons n'ont aucune liaison naturelle avec nos Idées, mais qu'ils tirent tous leur signification de l'imposition arbitraire des hommes, ce qu'il y a de douteux et d'incertain dans leur signification (en quoi consiste l'imperfection dont nous parlons présentement), vient plutôt des idées qu'ils signifient que d'aucune incapacité qu'un son ait plutôt qu'un autre, de signifier aucune idée, car à cet égard ils sont tous également parfaits.
  Par conséquent, ce qui fait que certains mots ont une signification plus douteuse et plus incertaine que d'autres, c'est la différence des idées qu'ils signifient."

 

John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1689, Livre III, chapitre 9, § 1-4, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, 2009, p. 710-712.



  "Mais quand j'eus parcouru l'origine et la composition de nos idées, et que je commençai à examiner l'étendue et la certitude de nos connaissances, je trouvai qu'elles ont une liaison si étroite avec nos paroles, qu'à moins qu'on n'eût considéré auparavant avec exactitude, quelle est la force des mots, et comment ils signifient les choses, on ne saurait guère parler clairement et raisonnablement de la connaissance, qui roulant uniquement sur la vérité est toujours renfermée dans des propositions. Et quoiqu'elle se termine aux choses, je m'aperçus que c'était principalement par l'intervention des mots, qui par cette raison me semblaient à peine capables d'être séparés de nos connaissances générales. Il est du moins certain qu'ils s'interposent de telle manière entre notre esprit et la vérité que l'entendement veut contempler et comprendre, que semblables au milieu par où passent les rayons des objets visibles, ils répandent souvent des nuages sur nos yeux et imposent à notre entendement par le moyen de ce qu'ils ont d'obscur et de confus. Si nous considérons que la plupart des illusions que les hommes se font à eux-mêmes, aussi bien qu'aux autres, que la plupart des méprises qui se trouvent dans leurs notions et dans leurs disputes viennent des mots, et de leur signification incertaine ou mal-entendue, nous aurons tout sujet de croire que ce défaut n'est pas un petit obstacle à la vraie et solide connaissance. D'où je conclus qu'il est d'autant plus nécessaire, que nous soyons soigneusement avertis, que bien loin qu'on ait l'étude des hommes, et a passé pour érudition, et pour subtilité d'esprit […]. Mais je suis tenté de croire, que regardé cela comme un inconvénient, l'art d'augmenter cet inconvénient a fait la plus considérable partie de, si l'on examinait plus à fond les imperfections du langage considéré comme l'instrument de nos connaissances, et que le chemin de la connaissance, et peut-être de la paix serait beaucoup plus ouvert aux hommes qu'il n'est encore."

 

John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1689, Livre III, chapitre 9, § 21, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, 2009, p. 727.



  "Je considère comme analyti­quement vraie la proposition suivante sur le langage : tout ce que l'on peut vouloir signifier, peut être dit. Il se peut qu'une langue ne dispose pas d'un syntaxe ou d'un vocabulaire assez riche pour me permettre de dire tout que j'ai l'intention de signifier dans cette langue, mais en principe, rien ne m'empêchera de compléter cette langue insuffisante ou d'en trouver une plus riche, qui me permette de dire ce que je désire signifier.
  On ne pourra donc pas considérer qu'il existe deux sortes d'études sémantiques distinctes et irréductibles l'une à l'autre, l'une qui étudierait les phrases et leurs significations, l'autre qui aurait pour objet la production des actes de langage. Car, si la notion que nous avons de la signification d'une phrase implique que la simple énonciation de cette phrase, avec cette signification précise dans telle situation, constitue l'accomplissement d'un acte de langage particulier, de la même façon, la notion d'acte de langage impliquera également pour nous qu'il existe une phrase possible (ou plusieurs) dont l'énonciation dans une certaine situation, constitue, en vertu de sa signification, une réalisation de cet acte de langage particulier.

  L'acte de langage, ou les actes de langage réalisés dans l'énonciation d'une phrase, sont fonction de la signification de la phrase en question. La signification d'une phrase ne permet pas de déterminer dans tous les cas de façon univoque, quel est l'acte de langage réalisé dans l'énonciation de cette phrase particulière, car un locuteur peut vouloir dire plus qu'il ne dit effectivement ; cependant, il lui est toujours possible, en principe, de dire exacte­ment ce qu'il a l'intention de signifier.
  Tout acte de langage, réalisé ou réalisable, peut donc, en principe, être déterminé de façon univoque à partir d'une phrase donnée, ou d'un ensem­ble de phrases si l'on admet que le locuteur ne veut pas dire autre chose que ce qu'il dit, et que la situation s'y prête. Et c'est en cela qu'une étude de la signification des phrases, ne se distingue pas en principe d'une étude des actes de langage. Si l'on a bien compris ces notions, elles ne forment plus qu'une seule et même étude. Puisque toute phrase douée de sens peut, de par sa signification même, être utilisée pour effectuer un ou une série d'actes de langage particuliers, et puisque tout acte de langage réalisable peut en principe recevoir une formulation exacte à l'intérieur d'une ou plusieurs phrases (en admettant que la situation le permette), il s'en suit que l'étude de la signification des phrases et l'étude des actes de langage ne forment pas deux domaines indépendants, mais seulement un seul, vu sous deux aspects différents."

 

John R. Searle, Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage, 1969, tr. fr. Hélène Pauchard, Hermann, 1996, p. 54-55.


 

  "Le principe selon lequel tout ce que l'on peut vouloir signifier peut être dit, et que j'appellerai « principe d'exprimabilité », est un principe important […]. Je l'expose ici brièvement, en particulier parce qu'il est possible d'en donner une fausse interprétation, ce qui le rendrait lui-même faux.
  Il nous arrive bien souvent de vouloir en dire plus que nous ne disons effectivement. Si l'on me demande « Est-ce que vous allez au cinéma ce soir », je peux répondre « oui », mais il est bien évident, d'après le contexte que ce que je veux signifier, c'est bien : « oui, je vais au cinéma ce soir », et non pas « oui, il fait beau », ou « oui l'important c'est la rose ». De la même façon, je pourrais dire « je viendrai », entendant donner par là une promesse que je viendrai, comme cela serait le cas dans la phrase : « je promets de venir » où j'exprime littéralement ce que je veux signifier. Dans des exemples de ce genre, même si je ne dis pas exactement tout ce que j'entends signifier, il reste que j'ai toujours la possibilité de le faire ; et si jamais mon interlocuteur risque de ne pas me comprendre, je peux toujours me servir de cette possibilité. Mais il arrive bien souvent que je sois incapable d'exprimer exactement ce que j'entends signifier, quand bien même je le voudrais, et cela, soit parce que je ne maîtrise pas assez la langue dans laquelle je m'exprime (si je parle en espagnol par exemple), soit, au pire, que la langue que j'utilise n'a pas les mots ou les tournures qui me seraient nécessaires. Cependant, même si je me trouve dans l'un ou l'autre de ces deux cas, c'est-à-dire, dans l'impossibilité de fait de dire exactement ce que je veux signifier, je peux toujours, en principe, surmonter cette impossibilité. Je peux, en principe donc sinon en fait, améliorer ma connaissance de la langue ou bien, procédé plus radical, si, quelle que soit la langue utilisée, elle est inadéquate pour l'usage que je veux en faire ou simplement ne dispose pas des moyens qui me seraient nécessaires, je peux, toujours en principe, enrichir cette langue en y introduisant de nouveaux termes ou de nouvelles tournures. Toute langue dispose d'un ensemble fini de mots et de constructions syntaxiques au moyen desquels nous pouvons nous exprimer, mais si une langue donnée, ou même toute langue quelle qu'elle soit, oppose à l'exprimable une limite supérieure, s'il y a des pensées qu'elle ne permet pas d'exprimer, c'est là un fait contingent, et non une vérité nécessaire.
  Nous pourrions formuler ce principe de la façon suivante : pour toute signification X, et pour tout locuteur L, chaque fois que L veut signifier (a l'intention de transmettre, désire communiquer, etc.) X, alors il est possible qu'il existe une expression E telle que E soit l'expression exacte ou la formulation exacte de X. Ceci peut être représenté de la façon suivante : (L) (X) (L veut signifier XP--3E) (E est l'expression exacte de X).
   Deux erreurs d'interprétation de ce principe sont possibles, et pour les éviter il faut insister sur le fait que le principe d'exprimabilité n'implique aucunement qu'il soit toujours possible de trouver ou d'inventer une expression dont la forme produira sur les interlocuteurs tous les effets recherchés. Tels sont par exemple, les effets littéraires ou poétiques, les émotions, les croyances, etc. Il faut savoir distinguer ce qu'un locuteur a l'intention de signifier de certains types d'effets qu'il cherche à produire sur ses auditeurs. […]
  D'autre part, le principe d'exprimabilité n'implique pas non plus que tout ce qui peut être dit puisse être compris par d'autres ; car cela exclurait la possibilité d'avoir un langage à soi, un langage qui soit logiquement incompréhensible pour tout autre que celui qui le parle."
 
John Searle, Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage, 1969, tr.  fr. Hélène Pauchard, Hermann, 1996, p. 55-57.
 

Date de création : 09/04/2013 @ 16:08
Dernière modification : 16/02/2017 @ 13:53
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