"Par une évolution qui semble s'être accomplie vers l'avant-dernière décade du siècle dernier, ces mœurs ont changé ; l'art est venu à la mode, ainsi que la littérature et même la philosophie et la science. […] Les murs des salons se couvrent de peintres ; le livre nouveau, à moitié coupé, est abandonné sur un guéridon ; les partitions les plus récentes et les plus « avancées » sont ouvertes sur le piano. Tout le monde est connaisseur, et le goût bourgeois, hier encore si réactionnaire, ne trouve aujourd'hui rien d'assez révolutionnaire pour le contenter.
En pénétrant dans la vie bourgeoise, le goût artistique et littéraire, - comme les doctrines esthétiques, comme les théories philosophiques et même scientifiques, - tombe sous l'empire de la mode, de la mode despotique, qui ne souffre pas les jugements personnels, de la mode capricieuse, qui condamne aujourd'hui ce qu'elle imposait hier, justement parce qu'elle a réussi à l'imposer ; de la mode bourgeoise enfin, qui exige qu'on soit distingué. La mode confond l'originalité, si essentielle à l'art, avec la distinction, qui lui est tout à fait étrangère : l'originalité est personnelle, la distinction est collective. Le résultat de cette confusion est qu'on demande à l'art de ne pas être accessible à tous, d'exiger non seulement un certain degré, mais aussi une certaine qualité de culture, d'être fermé au vulgaire, ouvert aux seuls initiés. La bourgeoisie est venue à l'art pour s'en faire une barrière.
Mais s'il est barrière, il faudra aussi qu'il soit niveau, c'est-à-dire que tous ceux qui sont du bon côté de la barrière soient initiés ou passent pour tels."
Edmond Goblot, La Barrière et le niveau, 1925, Félix Alcan, p. 145-146.