"Dans l'histoire du marxisme, je crois, nous reconnaissons chacun des attributs caractéristiques d'une mythologie dans toute sa dimension théologique. Nous avons la vision du prophète et les textes canoniques légués aux fidèles par le premier des apôtres. En témoignent les liens entre Marx et Engels ; l'achèvement posthume du Capital ; la publication progressive des premiers textes sacrés. Nous trouvons l'histoire d'un conflit féroce entre les héritiers orthodoxes du maître et les hérétiques, une suite ininterrompue de scissions depuis les mencheviks jusqu'à Trotski puis à Mao. Chaque fois – c'est le scénario théologique – un nouveau groupe d'hérétiques fait sécession ; et il dit toujours : Voyez, c'est nous qui sommes en possession du vrai message du maître ; écoutez-nous : les textes sacrés ont été corrompus, l'Évangile est à notre garde, n'écoutez pas l'Eglise centrale. Tout cela est bien connu de quiconque se penche sur l'histoire du christianisme. Le marxisme a ses légendes, il a son iconographie – par quoi j'entends les images standards de Lénine, toute l'histoire de sa vie en millions de récits, de contes, d'opéras, de films et même de ballets. Le marxisme a son vocabulaire ; il a ses emblèmes, ses gestes symboliques, de même que toute foi religieuse transcendante. Il dit au croyant : J'attends de toi un engagement total ; j'attends que tu t'investisses corps et âme pour me défendre. Et en échange, comme toute grande théologie, il offre une explication complète de la fonction de l'homme dans la réalité biologique et sociale. Par-dessus tout, il offre un contrat de promesse messianique concernant l'avenir."
George Steiner, Nostalgie de l'absolu,1974, tr. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, 10/18, 2003, p. 18-19.