"En vivant de la vie spirituelle, nous comprenons ce que c'est que l'esprit et en quoi l'existence spirituelle se distingue de l'existence matérielle. Nous devons dire que la nécessité est la loi de la matière, parce que nous ne concevons la matière que sous la condition de la nécessité. Comment définir la matière, sinon par les mouvements qui la manifestent ? et comment définir ces mouvements eux-mêmes, sinon par les relations exactes qui les mesurent en les rattachant à leurs antécédents ? Mais nous ne pouvons dire sans nous contredire que la loi de nécessité régisse l'esprit, puisque la relation de nécessité a sa source dans l'esprit. L'esprit est la faculté d'inventer des rapports. Il est impossible d'imposer une direction ou d'assigner une limite à cette invention perpétuelle, puisque le caractère même du rapport intellectuel est d'être quelque chose de plus que les termes qu'il contient, de s'ajouter à leur diversité et de les transformer pour en faire une unité. Il suffit à un géomètre d'avoir devant lui les trois côtés et les trois angles d'un triangle pour former une série de théorèmes, inépuisable comme l'ingéniosité de son esprit ; il suffit à un poète d'avoir devant lui les formes inconsistantes d'un nuage pour dérouler une série de comparaisons, inépuisable comme la fécondité de son imagination. D'une manière générale, tout effort de réflexion aboutit à des rapprochements inattendus ou à des distinctions nouvelles entre les idées ; quelles qu'en soient la valeur et l'originalité, il a ce résultat que le point d'arrivée de la pensée ne peut se réduire au point de départ et qu'il ne s'explique pas par lui. L'activité de l'esprit apparaît comme une activité proprement interne, c'est-à-dire qu'au lieu de subir la nécessité d'une contrainte extérieure, elle trouve en elle les ressources de son développement. En un mot la liberté est le caractère qui définit l'esprit.
Si donc il est vrai que l'homme est un être pensant, c'est que tout ne se réduit pas en lui aux conséquences nécessaires des circonstances externes. En un sens, l'hérédité, le climat, le régime de nourriture, le tempérament, et, d'autre part, le mode d'éducation, les lectures, les relations d'amitié, les habitudes sociales, les événements politiques, les influences de toute sorte que l'individu rencontre autour de lui et qu'il ne dépend pas de lui de ne pas subir, peuvent rendre compte de toutes les pensées et de toutes les actions de l'homme ; car il n'en est pas sans doute dont on ne puisse retrouver l'origine ou l'occasion dans quelque fait antérieur ; mais, en un autre sens, elles ne suffisent pas à les expliquer, parce que l'idée suggérée devient tout autre chose que ses antécédents, parce qu'elle est apte à vivre dans l'esprit de sa vie propre. Du jour où 1'enfant a appris à calculer et à vérifier ses calculs, du jour où le musicien sait combiner des harmonies nouvelles, du jour où l'homme est capable de vouloir par lui-même un horizon illimité est ouvert devant lui ; rien ne permet de mesurer d'avance la portée de ses découvertes mathématiques, de ses inventions mélodiques, de ses efforts d'énergie. La pensée est en l'homme, elle fait de lui un centre original et autonome : centre original, parce que les idées d'ordre divers, – souvenirs de voyage et habitudes professionnelles, sensations physiques et affections de famille, – se rencontrent dans un même esprit et qu'à cause de leur multitude et de leur variété une telle rencontre est unique; centre autonome, parce que ces idées servent de matière à une activité qui a ses lois à elle et qui en vertu de ces lois crée sans fin et par une élaboration continue des idées nouvelles. Dire que l'homme pense, c'est donc dire qu'il y a en lui, au plus profond de son être, un principe de liberté indéfinie."
Léon Brunschvicg, Introduction à la vie de l'esprit, 1900, Félix Alcan, 1911, p. 144-146.
"Pragmatiquement, le libre arbitre signifie de la nouveauté dans le monde, le droit d'attendre que, dans ses éléments les plus profonds ainsi que dans les phénomènes de surface, l'avenir ne répète pas à l'identique, ne reproduise pas le passé. Que les choses globalement se répètent, personne ne peut le nier. « L’uniformité de la nature » est inscrite dans ses moindres lois. Mais il se peut que l'uniformité de la nature ne soit qu'approximative. Et les personnes chez qui la connaissance du passé a suscité du pessimisme (ou des doutes quant à la bonté de l'univers, qui deviennent certitudes dès lors qu'on suppose qu'il est immuable) apprécieront le caractère mélioriste de la doctrine du libre arbitre. Pour elle, la perfectibilité est au moins possible, tandis que le déterminisme voudrait nous faire croire que la notion même de possibilité nous vient tout bonnement de notre ignorance, et que seules la nécessité et l'impossibilité président aux destinées du monde.
Le libre arbitre est donc une théorie cosmologique générale de la promesse, au même titre que l'Absolu, Dieu, l'Esprit ou le Dessein. Dans l'abstrait, aucun de ces termes ne renferme un quelconque contenu, aucun ne nous donne la moindre représentation, et ils n'auraient aucune valeur pragmatique dans un monde manifestement parfait depuis l'origine. Si d'emblée la joie régnait sans partage dans ce monde,, le seul fait de vivre nous ferait exulter et la pure émotion cosmique nous ravirait et nous ferait perdre, me semble-t-il, tout intérêt pour ces spéculations. Notre intérêt pour la métaphysique religieuse vient du fait que nous avons un sentiment d'insécurité lorsque nous pensons à notre avenir concret, et ressentons le besoin d'une garantie supérieure. Si le passé et le présent n'étaient faits que de bonnes choses, pourquoi voudrait-on que l'avenir ne leur ressemble pas ? Qui voudrait du libre arbitre ? Qui ne dirait avec Huxley : « Qu'on me remonte chaque jour comme une montre et que je sois infaillible ; je ne demanderai rien de plus en fait de liberté. » Dans un monde déjà parfait, « liberté » voudrait dire liberté d'être pire, et qui serait assez fou pour désirer cela ? Être ce qu'il est de façon nécessaire, sans possibilité qu'il en aille autrement, voilà qui apporterait la dernière touche au monde des optimistes pour le rendre parfait. Sans doute la seule possibilité qu'on puisse raisonnablement désirer est la possibilité que les choses aillent mieux. Est-il nécessaire de préciser que, dans ce monde tel qu'il est, c'est précisément cette possibilité que nous avons tout lieu de désirer.
Ainsi, le libre arbitre n'a d'autre raison d'être qu'en tant que doctrine du réconfort. À ce titre, elle se range parmi les autres doctrines religieuses. Leur rôle est de relever les ruines et de réparer les dégâts du passé. Notre âme, prisonnière de l'expérience sensible, n'a de cesse de demander à l'intellect perché sur sa tour : « Veilleur, dis-nous si la nuit est porteuse de quelque promesse », et l'intellect le réconforte alors avec ces mots pleins de promesses."
William James, Le Pragmatisme, 1907, Leçon III, tr. fr. Nathalie Ferron, Champs classiques, 2011, p. 166-168.
"[…] la plupart des philosophes […] n'arrivent pas, quoi qu'ils fassent, à se représenter la nouveauté radicale et l'imprévisibilité. Je ne parle pas seulement des philosophes qui croient à un enchaînement si rigoureux des phénomènes et des événements que les effets doivent se déduire des causes : ceux-là s'imaginent que l'avenir est donné dans le présent, qu'il y est théoriquement visible, qu'il n'y ajoutera, par conséquent, rien de nouveau. Mais ceux mêmes, en très petit nombre, qui ont cru au libre arbitre, l'ont réduit à un simple « choix » entre deux ou plusieurs partis, comme si ces partis étaient des « possibles » dessinés d'avance et comme si la volonté se bornait à « réaliser » l'un d'eux. Ils admettent donc encore, même s'ils ne s'en rendent pas compte, que tout est donné. D'une action qui serait entièrement neuve (au moins par le dedans) et qui ne préexisterait en aucune manière, pas même sous forme de pur possible, à sa réalisation, ils semblent ne se faire aucune idée. Telle est pourtant l'action libre."
Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934, Introduction, 1ère partie, P.U.F., 1998, p. 10.
Date de création : 10/05/2013 @ 16:46
Dernière modification : 21/09/2025 @ 09:14
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