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Hors des sentiers battus
La lecture rétrospective de l'histoire
 "[…] il faut un hasard heureux, une chance exceptionnelle, pour que nous notions justement, dans la réalité présente, ce qui aura le plus d'intérêt pour l'historien à venir. Quand cet historien considérera notre présent à nous, il y cherchera surtout l'explication de son présent à lui, et plus particu­lièrement de ce que son présent contiendra de nouveauté. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd'hui, si ce doit être une création. Comment donc nous réglerions-nous aujourd'hui sur elle pour choisir parmi les faits ceux qu'il faut enregistrer, ou plutôt pour fabriquer des faits en découpant selon cette indication la réalité présente ? Le fait capital des temps modernes est l'avènement de la démocratie. Que dans le passé, tel qu'il fut décrit par les contemporains, nous en trouvions des signes avant-coureurs, c'est incontestable ; mais les indications peut-être les plus intéressantes n'auraient été notées par eux que s'ils avaient su que l'humanité marchait dans cette direction ; or cette direction de trajet n'était pas plus marquée alors qu'une autre, ou plutôt elle n'existait pas encore, ayant été créée par le trajet lui-même, je veux dire par le mouvement en avant des hommes qui ont pro­gressivement conçu et réalisé la démocratie. Les signes avant-coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n'étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n'étaient pas encore des signes. Allons plus loin. Nous disions que les faits les plus importants à cet égard ont pu être négligés par les contemporains. Mais la vérité est que la plupart de ces faits n'existaient pas encore à cette époque comme faits ; ils existeraient rétrospectivement pour nous si nous pouvions maintenant ressusciter intégralement l'époque, et promener sur le bloc indivisé de la réalité d'alors le faisceau de lumière à forme toute parti­culière que nous appelons l'idée démocratique : les portions ainsi éclairées, ainsi découpées dans le tout selon des contours aussi originaux et aussi impré­visibles que le dessin d'un grand maître, seraient les faits préparatoires de la démocratie. Bref, pour léguer à nos descendants l'explication, par ses antécé­dents, de l'événement essentiel de leur temps, il faudrait que cet événe­ment fût déjà figuré sous nos yeux et qu'il n'y eût pas de durée réelle. Nous transmettons aux générations futures ce qui nous intéresse, ce que notre attention considère et même dessine à la lumière de notre évolution passée, mais non pas ce que l'avenir aura rendu pour eux intéressant par la création d'un intérêt nouveau, par une direction nouvelle imprimée à leur attention. En d'autres termes enfin, les origines historiques du présent, dans ce qu'il a de plus important, ne sauraient être complètement élucidées, car on ne les recons­tituerait dans leur intégralité que si le passé avait pu être exprimé par les contemporains en fonction d'un avenir indéterminé qui était, par là même, imprévisible."
 

Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934, Introduction, 1ère partie, P.U.F., 1998, p. 16-18.

 

  "[…] il faut un hasard heureux, une chance exceptionnelle, pour que nous notions justement, dans la réalité présente, ce qui aura le plus d'intérêt pour l'historien à venir. Quand cet historien considérera notre présent à nous, il y cherchera surtout l'explication de son présent à lui, et plus particu­lièrement de ce que son présent contiendra de nouveauté. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd'hui, si ce doit être une création. Comment donc nous réglerions-nous aujourd'hui sur elle pour choisir parmi les faits ceux qu'il faut enregistrer, ou plutôt pour fabriquer des faits en découpant selon cette indication la réalité présente ? Le fait capital des temps modernes est l'avènement de la démocratie. Que dans le passé, tel qu'il fut décrit par les contemporains, nous en trouvions des signes avant-coureurs, c'est incontestable ; mais les indications peut-être les plus intéressantes n'auraient été notées par eux que s'ils avaient su que l'humanité marchait dans cette direction ; or cette direction de trajet n'était pas plus marquée alors qu'une autre, ou plutôt elle n'existait pas encore, ayant été créée par le trajet lui-même, je veux dire par le mouvement en avant des hommes qui ont pro­gressivement conçu et réalisé la démocratie. Les signes avant-coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n'étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n'étaient pas encore des signes. Allons plus loin. Nous disions que les faits les plus importants à cet égard ont pu être négligés par les contemporains. Mais la vérité est que la plupart de ces faits n'existaient pas encore à cette époque comme faits".

 

Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934, Introduction, 1ère partie, P.U.F., 1998, p. 16-17.

 



  "Quand il était du présent, [le] passé était comme le présent que nous vivons en ce moment, quelque chose de pulvérulent, de confus, multiforme, inintelligible : un réseau touffu de causes et d'effets, un champ de forces infiniment complexe que la conscience de l'homme, qu'il soit acteur ou témoin, se trouve nécessairement incapable de saisir dans sa réalité authentique (il n'y a aucun poste d'observation privilégié – du moins sur cette terre). Il faut ici reprendre l'exemple, classique depuis Stendhal et Tolstoï, des batailles napoléoniennes, le Waterloo de la Chartreuse, ou mieux (car Napoléon lui-même, pour Tolstoï, est aussi perdu que le Prince André ou Pierre Bezoukhov, l'Austerlitz et le Borodino de Vojna i Mir [Guerre et paix]…
  L'historien ne saurait se contenter d'une telle vision, fragmentaire et superficielle ; il veut en savoir, il cherche à en savoir beaucoup plus « long » qu'aucun des contemporains de l'époque étudiée n’en a su, n’en a pus savoir ; non certes qu'il prétende retrouver la même précision dans le détail, la même richesse concrète que celle de l'expérience vécue (cela, il le sait, est impossible et d'ailleurs ne l’intéresse pas au premier chef) : la connaissance qu'il veut élaborer de ce passé vise à une intelligibilité ; elle doit s’élever au-dessus de la poussière des petits faits, de ces molécules dont l'agitation en désordre a constitué le présent pour y substituer une vision ordonnée, qui dégage des lignes générales des orientations susceptibles d’être comprises ; des chaînes de relations causales ou finalistes, des significations, des valeurs. L'historien doit parvenir à jeter sur le passé ce regard rationnel qui comprend, saisit et (en un sens) explique – ce regard que nous désespérons à pouvoir jeter sur notre temps, d'où cet appel à Clio […], cette attente de l,histoire, qui un jour, nous l'espérons, permettra de savoir ce que nous n'avons pas su (tant de données essentielles ont échappé à notre information, à notre expérience), et surtout de comprendre ce que dans la chaleur de nos combats, entraînés par des courants de forces que nous ne pouvions contempler d'en haut, nous ne pouvions pas saisir, qu'il était impossible de saisir tant que les forces en action ne s'étaient pas révélées par l'accomplissement de tous leurs effets, tant que le devenir n'était pas réalisé au parfait devenu. Ne comparons pas trop vite l'historien au dramaturge ou au romancier, car il doit être toujours bien souligné que cette intelligibilité doit être vraie, et non pas imaginaire, trouver sa raison dans la « réalité » du passé humain ; mais cela rappelé, il est vrai de dire que l'histoire doit chercher à élaborer une connaissance qui soit aussi intelligible que du Shakespeare ou du Balzac."

 

Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Points Histoire, 1975, p. 43-45.


Date de création : 10/05/2013 @ 16:55
Dernière modification : 15/07/2024 @ 13:45
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