"Il y a une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C'est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. C'est notre moi qui dure. Nous pouvons ne sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes.
Quand je promène sur ma personne, supposée inactive, le regard intérieur de ma conscience, j'aperçois d'abord, ainsi qu'une croûte solidifiée à la surface, toutes les perceptions qui lui arrivent du monde matériel. Ces perceptions sont nettes, distinctes, juxtaposées ou juxtaposables les unes aux autres ; elles cherchent à se grouper en objets. J’aperçois ensuite des souvenirs plus ou moins adhérents à ces perceptions et qui servent à les interpréter ; ces souvenirs se sont comme détachés du fond de ma personne, attirés à la périphérie par les perceptions qui leur ressemblent ; ils sont posés sur moi sans être absolument moi-même. Et enfin je sens se manifester des tendances, des habitudes motrices, une foule d'actions virtuelles plus ou moins solidement liées à ces perceptions et à ces souvenirs. Tous ces éléments aux formes bien arrêtées me paraissent d'autant plus distincts de moi qu'ils sont plus distincts les uns des autres. Orientés du dedans vers le dehors, ils constituent, réunis, la surface d'une sphère qui tend à s'élargir et à se perdre dans le monde extérieur. Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve tout autre chose.
C'est, au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette congélation superficielle, une continuité d'écoulement qui n'est comparable à rien de ce que j'ai vu s'écouler. C'est une succession d'états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède. À vrai dire, ils ne constituent des états multiples que lorsque je les ai déjà dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si profondément animés d'une vie commune, que je n'aurais su dire où l'un quelconque d'entre eux finit, où l'autre commence. En réalité, aucun d'eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres.
C'est, si l'on veut, le déroulement d'un rouleau, car il n'y a pas d'être vivant qui ne se sente arriver peu à peu au bout de son rôle ; et vivre consiste à vieillir. Mais c'est tout aussi bien un enroulement continuel, comme celui d'un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu'il ramasse sur sa route ; et conscience signifie mémoire.
À vrai dire, ce n'est ni un enroulement ni un déroulement, car ces deux images évoquent la représentation de lignes ou de surfaces dont les parties sont homogènes entre elles et superposables les unes aux autres. Or, il n'y a pas deux moments identiques chez un être conscient. Prenez le sentiment le plus simple, supposez-le constant, absorbez en lui la personnalité tout entière : la conscience qui accompagnera ce sentiment ne pourra rester identique à elle-même pendant deux moments consécutifs, puisque le moment suivant contient toujours, en sus du précédent, le souvenir que celui-ci lui a laissé."
Bergson, "Introduction à la métaphysique", 1903, in La Pensée et le Mouvant, P.U.F., 1998, p. 182-183.
"Nous mettons maintenant hors circuit toute appréhension et toute thèse transcendante[1], et prenons le son comme pure donnée hylétique[2]. Il commence et il cesse, et toute l'unité de sa durée, l'unité de tout le processus, dans lequel il commence et finit, « tombe » après sa fin dans le passé toujours plus lointain. Dans cette retombée, je le « retiens » encore, je l'ai dans une « rétention », et tant qu'elle se maintient, il a sa temporalité propre, il est le même, sa durée est la même. Je peux diriger mon attention sur la manière dont il est donné. J'ai conscience du son et de la durée qu'il remplit dans une continuité de « modes », dans un « flux continuel » ; un point, une phase de ce son se nomme « conscience du son à son début » et j'y ai conscience du premier instant de la durée du son, dans le mode du présent. Le son est donné, c'est-à-dire j'en ai conscience comme présent; mais j'en ai conscience comme présent « aussi longtemps » que j'ai conscience de l'une quelconque de ses phases comme présente. Mais si une phase temporelle quelconque (correspondant à un instant de la durée du son) est un présent actuel (à l'exception de la phase initiale), j'ai alors conscience d'une continuité de phases en tant qu'ayant eu lieu « à l'instant », et de toute l'extension de la durée, depuis l'instant initial jusqu'à l'instant présent, en tant que durée écoulée, mais pas encore du reste de son extension. À l'instant final, j'ai conscience de celui-ci lui-même comme d'un instant présent, et j'ai conscience de toute la durée comme d'une durée écoulée (ou bien il en est ainsi à l'instant initial de la nouvelle extension temporelle qui n'est plus extension sonore). « Pendant » tout ce flux de conscience, j'ai conscience d'un seul et même son en tant que son qui dure, qui dure maintenant. « Auparavant » (au cas où il n'était pas attendu) je n’en ai pas conscience. « Après » j'en ai « encore » conscience « un certain temps » dans la « rétention » en tant que passé, il peut être retenu et se tenir, ou demeurer, sous le regard qui le fixe. Toute l'extension de la durée du son, ou « le » son dans son extension, se tient alors, pour ainsi dire, comme quelque chose de mort ; il ne se produit plus de façon vivante ; c'est une forme que n'anime plus le point de production du présent, mais qui se modifie continûment et retombe dans le « vide ». La modification de toute la durée est alors une modification analogue, identique en son essence, à celle que subit le fragment écoulé de la durée pendant la période d'actualité, alors que la conscience passe à des productions sans cesse nouvelles.
Ce que nous avons décrit ici est la manière dont l'objet temporel immanent « apparaît » dans un flux continuel, la manière dont il est « donné ». Décrire cette manière ne signifie pas décrire la durée elle-même qui apparaît. Car c'est le même son, avec la durée qui lui appartient, qui était, non pas décrit, mais présupposé dans la description. La même durée est durée présente, s'édifiant actuellement, et ensuite durée passée, « révolue », durée dont j'ai encore conscience ou que je reproduis « quasi » à nouveau dans le souvenir. C'est de ce même son, qui résonne maintenant, que l'on dit, dans un flux ultérieur de la conscience, qu'il a été, que sa durée est révolue."
Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, 1905, trad. Henri Dussort, PUF, 2002, p. 37-39.
[1] Transcendant ne désigne pas ici ce qui dépasse la réalité, mais ce qui dépasse la subjectivité (le flux de la conscience) : la position d'une réalité objective, en dehors de moi.
[2] Hylétique est construit sur le grec hylê qui signifie "matière" : Husserl désigne par ce terme la matière même de la sensation, simplement donnée à la conscience, indépendamment de la signification qu'elle prend dans les visées (ou "intentions") de la conscience.
Date de création : 11/05/2013 @ 14:18
Dernière modification : 22/09/2013 @ 10:22
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