"Passons maintenant à une grande question qui agite toujours les biologistes, bien que les philosophes prétendent l'avoir tranchée depuis longtemps : l'organisme vivant est-il une machine ? Les mécanistes disent oui, les vitalistes disent, en gros, qu'il est une machine plus une âme ou une force vitale qui contrarie constamment le fonctionnement mécanique. Les organistes parlent d'une unité d'une espèce particulière – une unité de l'organisme telle qu'on ne la trouve pas dans les machines.
Nous pouvons être d'accord avec eux jusqu'à un certain point ; mais cependant je crois que nous pouvons en dire sensiblement plus. Il faut nous demander : qu'entendons-nous par machine ? Je crois que nous entendons un tout dont le comportement peut être entièrement expliqué par les propriétés individuelles de ses parties, et en outre, dans un grand nombre de cas, nous voulons dire qu'une partie peut être enlevée, et remplacée. Ce n'est pas toujours le cas, mais c'est une propriété commune des machines que les pièces détachées aient une utilité. D'un certain point de vue, le contraire d'une machine est un individu qui, naturellement, signifie étymologiquement quelque chose qui ne peut être divisé. [...]
Voyons ce qu'il arrive si nous disons « un organisme vivant est à la fois une machine et un individu ». Dès que nous faisons cela nous cessons de nous demander si l'homme est un individu, ce qui est un genre de question métaphysique. Nous demandons : dans quelle mesure est-il un individu ? L'est-il plus qu'un pommier ou une grenouille ? Dès que nous avons posé cette question, nous commençons à trouver une série très intéressante de réponses.
Si un homme était tout à fait un individu, il n'aurait pas de pièces détachées, pour ainsi dire. Mais il y a quelques pièces interchangeables. Si vous perdez une pinte de votre sang, vous pouvez le remplacer par une pinte du mien. Si votre pancréas cesse de fonctionner comme il faut et de fabriquer de l'insuline, ce qui vous donne le diabète, vous pouvez le remplacer dans une notable mesure par de l'insuline tirée d'un pancréas de porc ; bien que vous ayez à faire très attention à la dose que vous vous injectez dans le sang, tandis que votre pancréas fabrique la dose exacte sans que vous y pensiez. Par contre, il est tout à fait sûr qu'une jambe ne peut ordinairement servir de pièce détachée. Vous ne pouvez pas, en général, en greffer une d'un homme à l'autre ou même d'un mammifère à un autre, à moins d'une très grande similitude génétique. En outre, si vous coupez un homme en deux, ou bien une partie meurt ou les deux. Si vous lui coupez la jointure d'un doigt, le bout du doigt meurt. Si vous lui coupez le cou, les deux parties mourront. Tandis que vous pouvez couper beaucoup de plantes et certains vers de telle sorte que les deux parties vivent. Vous pouvez greffer ensemble des grenouilles non seulement de famille différente, mais d'espèces différentes à condition que vous le fassiez à un stade suffisamment précoce de leur vie. Ce qui plus est, vous vous apercevez que, bien qu'un homme adulte ne puisse pas être divisé en deux, un embryon humain suffisamment jeune peut l'être et produit une paire de jumeaux monozygotes. Dès que nous considérons la chose de ce point de vue, nous concluons que, dans l'ensemble, il y a eu progrès dans le sens d'une individualité plus complète, soit dans le développement de l'individu, soit dans le développement de la race. […]
La physiologie moderne commence avec la théorie de Descartes selon laquelle les animaux sont des machines, tandis que les hommes sont des machines avec une âme qu'il localise dans la glande pinéale au centre du cerveau. Il y avait dans le monde antique abondance de matérialisme, mais il n'allait pas jusqu'à affirmer que les animaux étaient des machines. Car presque toutes les machines dans l'Empire romain, telles que chars, moulins et galères étaient directement actionnées par la force humaine ou animale, quoique, à l'occasion, comme dans l'arc et la catapulte, le travail fût emmagasiné quelque temps. Mais vers la fin du Moyen Âge il existait des machines bien plus compliquées, telles que les moulins à vent et surtout les pendules qui travaillaient sans s'arrêter pendant de longues périodes avec de l'énergie accumulée. La théorie des animaux-machines devenait donc possible, et dès qu'il fut possible de l'exposer sans exposer sa vie, Descartes le fit. Il n'y a que le cas de l'homme où on ajoutait l'âme.
Je crois que notre analyse d'un organisme vivant n'a quelque chance d'être satisfaisante que si elle reconnaît au départ que cette interprétation mécaniste a une très grande valeur, que Descartes a rendu un très grand service à la physiologie et que, bien que nous ne soyons pas forcés de suivre jusqu'au bout les matérialistes français du XVIIIe siècle, nous avons encore quelque chose à apprendre d'eux."
J. B. S. Haldane, La philosophie marxiste et les sciences, 1946, Éditions sociales, p. 123-129.