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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Réductionnisme contre intégrisme/émergentisme en biologie
  "L'hypothèse sans doute la plus puissante et qui contribue le plus au développement de la biologie, c'est que tout ce que font les animaux, les atomes peuvent le faire, que les choses qu'on voit dans l'univers biologique sont les résultats du comportement de phénomènes physiques et chimiques, sans « petit quelque chose de plus ». Vous pouvez toujours dire : « Avec les créatures vivantes tout est possible », si vous acceptez de ne jamais comprendre les créatures vivantes. On a beaucoup de peine à croire que les mouvements onduleux des tentacules de la pieuvre ne sont rien d'autre que les atomes batifolant suivant des lois physiques connues. Mais quand on fait des recherches avec cette hypothèse, on arrive à deviner avec beaucoup de précision comment ça marche. De cette man n fait de grands progrès dans la compréhension : jusqu'ici le tentacule n'a pas été coupé – on n'a pas trouvé que cette idée soit fausse."

 

Richard Feynman, La Nature des lois  physiques, 1965, Chapitre 7, tr. fr. Hélène Isaac et Jean-Marc Lévy-Leblond, Points sciences, 1980, p. 196-197.


 

  "Contrairement à ce qu'on imagine souvent, la biologie n'est pas une science unifiée. L'hétérogénéité des objets, la divergence des intérêts, la variété des techniques, tout cela concourt à multiplier les disciplines. Aux extrémités de l'éventail, on distingue deux grandes tendances, deux attitudes qui finissent, par s'opposer radicalement. La première de ces attitudes peut être qualifiée d'intégriste ou d'évolutionniste. Pour elle, non seulement l'organisme n'est pas dissociable en ses constituants, mais il y a souvent intérêt à le regarder comme l'élément d'un système d'ordre supérieur, groupe, espèce, population, famille écologique. Cette biologie s'intéresse aux collectivités, aux comportements, aux relations que les organismes entretiennent entre eux ou avec leur milieu. Elle cherche dans les fossiles la trace de l'émergence des formes qui vivent actuellement. Impressionnée par l'incroyable diversité des êtres, elle analyse la structure du monde vivant, cherche la cause des caractères existants, décrit le mécanisme des adaptations. Son but, c'est de préciser les forces et les chemins qui ont conduit les systèmes vivants à la faune et à la flore d'aujourd'hui. Pour le biologiste intégriste, l'organe et la fonction n'ont d'intérêt qu'au sein d'un tout constitué, non pas seulement par l'organisme, mais par l'espèce avec son cortège de sexualité, de proies, d'ennemis, de communication, de rites.
  Le biologiste-intégriste refuse de considérer que toutes les propriétés d'un être vivant, son comportement, ses performances peuvent s'expliquer par ses seules structures moléculaires. Pour lui, la biologie ne peut se réduire à la physique et à la chimie. Non qu'il veuille invoquer l'inconnaissable d'une force vitale. Mais parce que, à tous les niveaux, l'intégration donne aux systèmes des propriétés que n'ont pas leurs éléments, le tout n'est pas seulement la somme des parties.
  À l'autre pôle de la biologie se manifeste l'attitude opposée qu'on peut appeler tomiste ou réductionniste. Pour elle, l'organisme est bien un tout, mais qu'il faut expliquer par les seules propriétés des parties. Elle s'intéresse à l'organe, aux tissus, à la cellule, aux molécules. La biologie tomiste cherche à rendre compte des fonctions par les seules structures. Sensible à l'unité de composition et de fonctionnement qu'elle observe derrière la diversité des êtres vivants, elle voit dans les performances de l'organisme l'expression de ses réactions chimiques, Pour le biologiste tomiste, il s'agit d'isoler les constituants d'un être vivant et de trouver les conditions qui lui permettent de les étudier dans un tube à essai. En variant ces conditions, en répétant les expériences, en précisant chaque paramètre, ce biologiste tente de maîtriser le système et d'en éliminer les variables. Son espoir, c'est de décomposer la complexité aussi loin que possible pour analyser les éléments avec l'idéal de pureté et de certitude que représentent les expériences de la physique et de la chimie. Pour lui, il n'est aucun caractère de l'organisme qui ne puisse, en fin de compte, être décrit en termes de molécules et de leurs interactions. Certes, il n'est pas question de nier les phénomènes d'intégration et d'émergence, Sans aucun doute, le tout peut avoir des propriétés dont sont dépourvus les constituants. Mais ces propriétés résultent de la structure même de ces constituants et de leur agencement."
 
François Jacob, La logique du vivant, 1970, Gallimard, coll. 1996, p. 14-15.

 
 "La réduction des faits vitaux à des phénomènes purement physico-chimiques n'a jamais été établie expérimentalement. Le biologiste, s'il veut progresser et comprendre les processus vitaux, ne peut attendre que le physico-chimiste lui offre une théorie complète de tous les phénomènes locaux rencontrés dans la matière vivante. Il s'efforcera seulement de construire un modèle localement compatible avec les propriétés connues du milieu, et de dégager le schéma logique du mécanisme qui assure la stabilité du système sans s'efforcer d'atteindre une description totale du mécanisme vital. Ce point méthodologique va à l'encontre de la philosophie dominant actuellement, qui fait de l'analyse d'un système en ses ultimes constituants la démarche première à accomplir pour en révéler la nature. Il faut rejeter comme illusoire cette conception primitive et quasi cannibalistique de la connaissance, qui veut que connaître une chose exige préalablement qu'on la réduise en pièces, comme l'enfant qui démolit une montre et en éparpille les rouages pour en comprendre le mécanisme."
 
René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, 1972, InterÉditions, 1977, p. 158.


  " « Big science » n'est en rien la science de l'âme ou de l'esprit humain, mais de préférence ce qui rapporte beaucoup d'argent ou de grosses quantités d'énergie ou ce qui confère une grande puissance, ne serait-ce que le pouvoir de détruire tout ce qui est vraiment grand ou beau. On ne peut nier, en aucune façon, le primat accordé à la physique dans l'ordre des sciences naturelles. Du système à tiroirs et sans contradic­tions des sciences naturelles, la physique consti­tue la base. Chaque analyse réussie à tout niveau intégré des systèmes vivants, même au plus haut, est un pas qui mène, « en descendant », vers la physique. […]
  Et nous tenons à souligner que la physique, de son côté, repose sur un fondement et que ce fondement est une science biologique. à savoir celle de l'esprit vivant de l'homme. […]

  Des formules connues telles que : « Chaque recherche d'un naturaliste contient autant de science qu'elle comporte de mathématiques », ou « La science consiste à mesurer ce qui est mesurable et à rendre mesurable ce qui ne l'est pas », sont aussi bien du point de vue théorique qu'humain, les plus grandes bêtises qui soient tombées des lèvres de ceux qui auraient dû en savoir plus long.
  Bien que la fausseté de cette pseudo-sagesse soit facile à démontrer, ses répercussions se font sentir aujourd'hui encore et exercent une influence prédominante sur la représentation que nous nous faisons de la science. Il est à la mode, de nos jours, d'utiliser autant que possible des méthodes semblables à celles qui sont employées en physique, sans attacher, en fait, d'importance à l'efficacité qu'elles peuvent avoir pour l'investigation de l'objet considéré. […]
  […] la mode incorrigible de s'entêter à singer la physique, s'installe presque partout dans la biologie moderne.
  Les conséquences en sont d'autant plus fâcheuses que le système analysé est complexe et qu'on en sait moins sur lui. En ce sens, il faut désigner en premier lieu le système neuro-senso­riel, qui détermine le comportement des hommes et des animaux supérieurs. La tendance à la mode, de croire qu'il est « plus scientifique» de maintenir la recherche aux niveaux d'intégration les plus bas, conduit facilement à l'atomisation, c'est-à-dire à l'étude partielle de systèmes subor­donnés sans que l'obligation d'étudier la manière dont ces systèmes s'emboîtent dans l'ensemble soit prise en considération. L'erreur de méthode ne consiste donc pas à s'efforcer, comme le font tous les naturalistes, de rapporter même les phénomènes de vie les plus intégrés à des lois naturelles fondamentales, car en ce sens nous sommes tous des réductionnistes.
  Non, cette erreur de méthode, que nous quali­fions de « réductionnisme », consiste à laisser de côté dans l'explication, les structures infiniment complexes par lesquelles s'imbriquent les systè­mes subordonnés et qui, seules, peuvent rendre  compréhensibles les propriétés de l'organisation dans sa totalité."

 

Konrad Lorenz, Les Huit péchés de notre civilisation, 1973, VIII, tr. fr. Elizabeth de Miribel, Flammarion, p. 146-149 et p. 151-152.



  ''Au concept des niveaux d'organisation s'ajoute un très important corollaire, celui du principe des niveaux d'intégration, également connu sous le nom de principe de contrôle hiérarchique. Dans sa forme la plus simple, ce principe s'énonce comme suit : lorsque des composants se combinent pour produire des entités plus grandes et plus fonctionnelles dans une série hiérarchique, de nouvelles propriétés émergent. Ainsi, lorsque nous passons des systèmes organismiques à des systèmes de population et éventuellement à des écosystèmes, nous voyons se développer de nouvelles caractéristiques qui n'existaient pas ou du moins qui n'apparaissaient pas au niveau inférieur. Le principe des niveaux d'intégration est en fait une formulation plus formelle de ce vieil adage selon lequel « le tout est plus que la somme des parties », ou encore, « une forêt est plus qu un simple rassemblement d'arbres ». Quoique les philosophes chinois et grecs, à leur époque, comprissent déjà bien ce truisme, la tendance actuelle est d'en faire peu de cas dans la spécialisation de la science et de la technologie modernes. Cette spécialisation met l'accent sur l'étude précise et détaillée d'unités de plus en plus petites sous prétexte que c'est la seule façon de traiter ces sujets complexes. En réalité, s'il est vrai que les découvertes, à quelque niveau que ce soit, contribuent à l'étude d'un autre niveau, elles ne réussissent jamais à expliquer totalement les phénomènes qui se produisent à cet autre niveau. Ainsi, non seulement devons-nous avoir des connaissances sur les arbres pour comprendre et aménager adéquatement une forêt, mais encore devons-nous étudier cette forêt en tant qu'écosystème.
  Nous nous rendons compte quotidiennement de cette difficulté de percevoir à la fois les parties  et l'ensemble. Lorsqu'un individu aborde les choses avec une étroitesse de vue, nous disons que « les arbres lui cachent la forêt ». Il est donc possible que dans un avenir rapproché le rôle primordial des écologistes soit de promouvoir l'approche globale pour contrebalancer l'approche « réductionniste » , maintenant bien ancrée dans la méthodologie scientifique.
  L'analogie suivante permettra peut-être d'éclairer le concept de niveau d'intégration. Lorsque deux atomes d'hydrogène se combinent à un atome d'oxygène selon rune configuration moléculaire précise nous obtenons de l'eau (H2O ou HOH), un composé possédant de nouvelles propriétés, complètement différentes de celles de ses constituants. Or, l'étude séparée de l'hydrogène et de l'oxygène, si approfondie soit-elle, ne nous permettrait certainement jamais de bien comprendre l'eau, à moins que nous n'étudions aussi l'eau elle-même.

  L'eau est donc un exemple d'un composé dans lequel les parties composantes sont si complètement et si intimement liées ou « intégrées » que les propriétés de ces parties sont presque totalement remplacées par les propriétés, complètement différentes, du tout. Il y a cependant d'autres composés chimiques dont les constituants se dissocient partiellement ou s'ionisent de telle sorte que les propriétés des parties ne sont pas complètement submergées. Ainsi, lorsque l'hydrogène se combine au chlore pour former du chlorure d'hydrogène, le composant hydrogène s'ionise beaucoup plus que dans la molécule d'eau, de telle sorte que les propriétés de l'ion hydrogène ressortent dans les propriétés acides du composé. Ainsi en est-il des écosystèmes. Certains d'entre eux sont si bien organisés ou intégrés que le comportement des vivants qui les composent se modifie considérablement lorsqu'ils doivent fonctionner ensemble dans de plus grandes unités. Dans d'autres écosystèmes, le lien qui rattache les composants biotiques est plus lâche, et ceux-ci s'y comportent comme des entités semi-indépendantes. Dans le premier cas, il est nécessaire d'étudier le tout aussi bien que les principales parties pour comprendre l'ensemble ; dans le deuxième cas, il est plus facile de comprendre le tout en isolant et en étudiant les parties selon la méthode réductionniste traditionnelle. D'une manière générale, les systèmes biotiques qui évoluent sous l'influence d'un stress physique irrégulier, comme dans un désert aux pluies incertaines, ne sont dominés que par quelques espèces, alors que ceux qui évoluent dans des environnements plus favorables, comme les régions tropicales humides, tendent à contenir plusieurs espèces, les populations et les nutriments y manifestant un degré très élevé de symbiose et d'interdépendance. […]
  Les phénomènes d'intégration fonctionnelle et d'homéostasie impliquent que nous pouvons aborder l'étude de l'écologie à l'un ou l'autre des différents niveaux sans avoir à connaître nécessairement tout ce qui se rapporte aux niveaux adjacents. Le principal défi consiste à trouver quelles sont les propriétés uniques du niveau sélectionné et à imaginer par la suite les méthodes de travail appropriées.

 

Eugene Pleasants Odum, Écologie : un lien entre les sciences naturelles et les sciences humaines, 1975, tr. fr. Raymond Bergeron.



  "Étroitement associé à la démarche expérimentale, le réductionnisme a un double aspect : ontologique et métho­dologique. Il affirme, d'une part, qu'il n'est rien qui ne soit explicable par des causes physiques. Les faits sociaux et culturels peuvent être appréhendés en assimilant les indivi­dus des organismes et leurs relations aux interactions qu'entretiennent les composants d'un écosystème. Les écosystè­mes peuvent être intégralement décrits par les flux d'énergie et de matière qui circulent, tant entre les orga­nismes qu'entre ceux-ci et le milieu. Le comportement et le métabolisme des organismes peuvent être compris par l'ensemble des réactions physico-chimiques dont ils sont le siège. Et ainsi de suite : tout peut être réduit à un agencement d'atomes en molécules. Mais, d'autre part, le réductionnisme adopte un principe méthodologique qui veut que le comportement de tout système soit intégralement explicable par les propriétés de ses parties.
  Le réductionnisme proprement dit est l'association, ou plutôt la confusion des deux. C'est l'illusion du microscopique, celle qui pose l'identité particule, atome, molécule, cellule, individu, et qui, en outre, explique l'individu par la cellule, la cellule par la molécule, et ainsi de suite.

  Aussi bien, la critique du réductionnisme, ouverte ou dissimulée sous une revendication d'autonomie disciplinaire est-elle ancienne. Le principe avancé (mais pas toujours argumenté) en a toujours été le même : l'irréductibilité. Irréductibilité du vivant, irréductibilité de l'écosystème, irréductibilité du fait social, irréductibilité du langage, irréductibilité des formes, etc."

 

Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 118-119.


Date de création : 13/05/2013 @ 17:39
Dernière modification : 02/04/2018 @ 13:07
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