"Cela posé, pour trouver en quoi consiste l'identité personnelle, il faut voir ce qu'emporte le mot de personne. C'est, à ce que je crois, un Être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le sentiment qu'il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce soit d'apercevoir sans apercevoir qu'il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes : et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle soi-même. [...] Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est ce qu'il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante : c'est aussi en cela seul que consiste l'identité personnelle, ou ce qui fait qu'un Être raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette personne : le soi est présentement le même qu'il était alors : et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l'esprit."
Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1690, Ch. 27, Livre II, p. 264.
"Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l'a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement.
Il faut remarquer que l'enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu'assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense."
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, §1 Trad. Foucault, Vrin, 1984, p. 17.
"Au contraire des Hindous et des Chinois, les Romains, les Latins pour mieux dire, semblent être ceux qui ont partiellement établi la notion de personne, dont le nom est resté exactement le mot latin. [...] La « personne » est plus qu'un fait d'organisation, plus qu'un nom ou un droit à un personnage et un masque rituel, elle est un fait fondamental du droit. En droit, disent les juristes : il n'y a que les personae, les res, et les actiones : ce principe gouverne encore les divisions de nos codes. Mais cet aboutissement est le fait d'une évolution spéciale au droit Romain. [...]
Ce sont les chrétiens qui ont fait de la personne morale une entité métaphysique après en avoir senti la force religieuse. Notre notion à nous de personne humaine est encore fondamentalement la notion chrétienne [...].
La notion de personne devait encore subir une autre transformation pour devenir ce qu'elle est devenue voici moins d'un siècle et demi, la catégorie du moi. Loin d'être l'idée primordiale, innée, clairement inscrite depuis Adam au plus profond de notre être, voici qu'elle continue, presque de notre temps, lentement à s'édifier, à se clarifier, à se spécifier, à s'identifier avec la connaissance de soi, avec la conscience psychologique."
Marcel Mauss, "La notion de Personne, celle de « moi »", in Sociologie et Anthropologie, P.U.F., p. 351, 357, 359.
"La personne n'est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet. Voici mon voisin. Il a de son corps un sentiment singulier que je ne puis éprouver; mais je puis regarder ce corps de l'extérieur, en examiner les humeurs, les hérédités, la forme, les maladies, bref le traiter comme une matière de savoir physiologique, médical, etc. Il est fonctionnaire, et il y a un statut du fonctionnaire, une psychologie du fonctionnaire que je puis étudier sur son cas bien qu'ils ne soient pas lui, tout entier et dans sa réalité compréhensive. Il est encore, de la même façon, un Français, un bourgeois, ou un maniaque, un socialiste, un catholique, etc. Mais il n'est pas un Bernard Chartier : il est Bernard Chartier. Les mille manières dont je puis le déterminer comme un exemplaire d'une classe m'aident à le comprendre et surtout à l'utiliser, à savoir comment me comporter pratiquement avec lui. Mais ce ne sont que des coupes prises chaque fois sur un aspect de son existence. Mille photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche, qui pense et qui veut. [...] Le« meilleur des mondes » d'Huxley est un monde où des armées de médecins et de psychologues s'attachent à conditionner chaque individu selon des renseignements minutieux. En le faisant du dehors et par autorité, en les réduisant tous à n'être que des machines bien montées et bien entretenues, ce monde surindividualisé est cependant l'opposé d'un univers personnel, car tout s'y aménage, rien ne s'y crée, rien n'y joue l'aventure d'une liberté responsable. Il fait de l'humanité une immense et parfaite pouponnière.
Il n'y a donc pas les cailloux, les arbres, les animaux et les personnes, qui seraient des arbres mobiles ou des animaux plus astucieux. La personne n'est pas le plus merveilleux objet du monde, un objet que nous connaîtrions du dehors, comme les autres. Elle est la seule réalité que nous connaissions et que nous fassions en même temps du dedans. Présente partout, elle n'est donnée nulle part. Nous ne la rejetons pas pour autant dans l'indicible. Une expérience riche plongeant dans le monde s'exprime par une création incessante de situations, de règles et d'institutions. Mais cette ressource de la personne étant indéfinie, rien de ce qui l'exprime ne l'épuise, rien de ce qui la conditionne ne l'asservit. Pas plus qu'un objet visible, elle n'est un résidu interne, une substance tapie sous nos comportements, un principe abstrait de nos gestes concrets : ce serait encore une manière d'être un objet, ou un fantôme d'objet. Elle est une activité vécue d'auto-création, de communication et d'adhésion, qui se saisit et se connaît dans son acte, comme mouvement de personnalisation."
Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, 1949, P.U.F., coll. "Que sais-je ?", p. 5.
"Le droit romain, tel qu'il avait été produit par ce long processus, procurait un moyen plus efficace qu'aucun de ceux trouvés précédemment de définir la propriété privée. Le droit honoraire avait forgé peu à peu ce qu'on pourrait appeler des outils intellectuels de précision permettant de garder trace de façon inambiguë de ce qu'il advient du mien et du tien à travers les événements de la vie. Après que des personnes, par exemple, se sont mariées, ont eu des enfants, se sont associées avec quelqu'un, qu'un de leurs associés a contracté des créances ou des dettes, qu'elles ont hypothéqué ou dégagé des biens, que leurs enfants ont hérité d'elles, se sont à leur tour mariés, ont divorcé, eu des enfants légitimes, naturels, ou adoptés, que leur bien a été volé puis restitué à la suite d'une décision de justice, etc., après toutes ces mutations, les outils intellectuels forgés par le droit romain permettent de faire en sorte que le mien et le tien restent précisément délimités. Chacun retrouve ce qui lui revient.
Or, si le domaine propre de chacun est ainsi défini et garanti dans le temps (y compris, par le droit de l'héritage, au-delà de la vie humaine individuelle), c'est le moi lui-même qui prend une dimension qu'il n'avait eue dans aucune autre civilisation. En effet, ce que l'on est dépend dans quelque mesure de ce qu'on a. Donc, si ce que l'on a est et reste distinct de ce qu'a autrui, ce que l'on est est et reste distinct de ce qu'est autrui.
Soit trois personnes, Caïus, Marcus et Quintus, ayant chacune une propriété privée garantie par le droit ; considérons les états successifs de ces propriétés à différentes étapes t1, t2, t3, t4, tn..., états que nous faisons varier simplement, dans le schéma ci-dessous, en plus et en moins (la démonstration serait plus probante si nous pouvions faire intervenir des variations qualitatives). On voit alors se dessiner des « itinéraires de vie » différents :
Ces lignes prennent bientôt une forme absolument singulière, elles sont de moins en moins superposables les unes aux autres, ce qui revient à dire que les « moi » se différencient de plus en plus. Le processus est cumulatif, puisque chaque portion singulière de vie vécue donne au « moi » l'idée et les ressources lui permettant de concevoir des projets ultérieurs de vie que d'autres ne pourront concevoir, précisément parce qu'ils auront eu un passé différent.
Les vies individuelles cessent alors de se fondre dans l'océan du collectif, non seulement au sens de la fusion au sein du groupe tribal archaïque, mais même au sens de la solidarité encore très étroite qui régnait dans la petite Cité grecque. Et le droit romain, malgré ses apparences de prosaïsme, prend soudain une dimension morale inattendue. On peut soutenir que, ayant inventé le droit privé, les Romains ont inventé la personne humaine individuelle, libre, ayant une vie intérieure, un destin absolument singulier, réductible à aucun autre – un ego. Le droit romain est, de ce fait, la source de l'humanisme occidental.
C'est Cicéron qui semble avoir eu l'idée d'appliquer à l'être humain en général le mot de persona qui désignait à l'origine, comme on sait, les personnages de théâtre. Il emploie cette métaphore à l'occasion de sa discussion, dans le De Officiis, des idées morales du stoïcien grec Panétius. Tout homme possède la nature humaine qui est commune à tous ; mais, en outre, chaque homme possède une nature qui lui est propre, en vertu de laquelle il a un rôle singulier à jouer dans la vie, de la même manière que les personnages de théâtre ont un rôle singulier à jouer dans la pièce. Un homme individuel mérite donc, en ce sens, le nom de persona qu'on donne aux acteurs. Et de même que la pièce de théâtre n'aurait aucun sens sans l'articulation des actions et des sentiments différenciées des personnages, de même la République n'existerait pas si les citoyens cessaient d'être eux-mêmes ; si, sous l'action de quelque rite ou de quelque fièvre collective faisant sauter les garanties du droit, elle redevenait un « groupe en fusion », une communauté solidaire et unanime où le caractère propre des personnalités de chacun serait effacé.
Nous pensons que Cicéron n'a pu ajouter cette pièce décisive du personnalisme à la théorie grecque de la nature humaine universelle que parce que le droit romain avait préalablement créé les conditions d'une reconnaissance sociale et institutionnelle des droits, des libertés et de la pérennité de la personne."
Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ?, 2004, PUF, Quadrige, 2013, p. 30-31.
Date de création : 16/05/2013 @ 17:21
Dernière modification : 21/03/2017 @ 07:18
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