"La passion est subie, et notre conscience nous en avertit sans cesse. On déteste parfois son amour, et la Phèdre de Racine a pris « la vie en haine » et sa « flamme en horreur ». Pourra-t-on comprendre de tels états si l'on s'obstine à considérer la passion comme notre tendance la plus profonde ? Nous croyons au contraire que la prépondérance de la tendance passionnelle est illusoire, et que nos passions ne sont que nos erreurs. Le passionné s'abuse, ne tient compte que d'une partie de lui-même, oublie la plupart de ses désirs. Il sent même confusément cette partialité qui l'aveugle, et que pourtant il se refuse à tirer au clair. Les discours qu'il se tient à lui-même ne vont jamais sans quelque dissimulation. La passion est moindre conscience. L'ivrogne préfère la vie à l'alcool qui le tue, et pourtant il boit. Et c'est le bonheur qu'au plus profond de lui-même recherche l'amoureux : cependant son amour l'attache à ses souffrances. Il est donc vrai de dire que dans la passion, nous agissons contre notre raison : même si l'on refuse de reconnaître à la raison le pouvoir de poser des valeurs, si on la considère comme une pure faculté de connaissance, si l'on estime que toute valeur est relative à des tendances, la passion s'oppose à la raison : elle nous aveugle sur notre nature réelle, elle est ignorance de nous-mêmes.
Le problème de l'origine de la passion est donc celui de l'origine de l'erreur passionnelle. On explique souvent cette erreur en invoquant l'inconscient. Mais sans doute est-ce là formuler le problème plus que le résoudre : toute erreur est moindre conscience, et, à tenir l'inconscient pour le siège d'une causalité positive, on comprend mal pourquoi les désirs obscurs qui nous habitent auraient d'eux-mêmes plus de force que nos tendances claires. Si donc on veut découvrir la source de l'erreur passionnelle, il faut se demander d'abord en quoi elle consiste : nous comprendrons alors qu'elle émane du refus du temps. Le passionné, en effet, semble être celui qui préfère le présent au futur, le passé au présent. Le temps, coulant du passé au présent, du présent au futur, semble au contraire nier sans cesse ce qui fut, construire ce qui sera. La passion s'oppose donc bien au temps, elle veut le contraire de ce que fait le temps. Si donc quelque inconscient révèle ici sa présence, il n'apparaît pas comme une somme de désirs cachés, mais comme le fruit de ce qui, en nous, refuse de devenir."
Ferdinand Alquié, Le désir d'Éternité, 1943, PUF, 1987, p. 20-21.