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Texte à méditer :   Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.   David Rousset
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Hors des sentiers battus
Le présentisme
  "Quand l'habitant des démocraties n'est pas pressé par ses besoins, il l'est du moins par ses désirs ; car, parmi tous les biens qui l'environnent, il n'en voit aucun qui soit entièrement hors de sa portée. Il fait donc toutes choses à la hâte, se contente d'à-peu-près, et ne s'arrête jamais qu'un moment pour considérer chacun de ses actes.
  Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais ; car il tient à savoir vite beaucoup, plutôt qu'à bien savoir.
  Il n'a guère le temps, et il perd bientôt le goût d'approfondir. […]
  Je remonte de siècle en siècle jusqu'à l'antiquité la plus reculée ; je n'aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous nos yeux. Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres.
  […] la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s'efface.
 On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l'on n'a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent. […]
  Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur."
 
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, 3e partie, chapitre 15, GF, 1981, p. 276 4e partie, chapitre 8, p. 399, 2e partie, chapitre 3, p. 126 et 127.


  "On ne saurait attendre d'hommes oppressés dans leur travail quotidien par l'étroitesse d'une occupation très spécialisée assez peu supportable, et que l'ennui accable, qu'à l'instant où la pression et l'ennui cessent, après le travail, ils puissent aisément retrouver leur « forme humaine », redevenir eux-mêmes, (pour autant qu'ils aient encore un « soi »), ou même seulement le vouloir. Le moment où la dure pression à laquelle ils sont soumis se relâche ressemble plutôt à une explosion, et comme ces êtres libérés si soudainement de leur travail ne connaissent rien d'autre que l'aliénation, ils se jettent, lorsqu'ils ne sont pas tout simplement épuisés, sur des milliers de choses différentes, sur n'importe quoi qui puisse relancer le cours du temps après le calme plat de l'ennui et les transporter dans un autre rythme : ils se jettent donc sur la rapide succession de scènes que leur propose la télévision.
  Rien ne satisfait aussi complètement cette faim si compréhensible d'omniprésence et de changement rapide que la radio et la télévision. Elles favorisent en même temps le désir et son exténuation : tension et relâchement, rythme et inactivité, dépendance et détente -elles servent tout cela simultanément. Elles nous dispensent même d'avoir à courir après les distractions, puisque désormais ce sont elles qui courent après nous. Bref, il est impossible de résister à une tentation pareille. Il n'est donc pas étonnant que cette fièvre de s'évader... soit désormais notre façon habituelle de nous distraire, la plus innocente qui soit (du moins en apparence). C'est l'état de tous ceux qui, assis ici, sont en réalité là-bas, de ceux qui sont tellement habitués à être partout à la fois, c'est-à-dire nulle part, qu'ils n'habitent plus dans un lieu, encore moins dans une maison, mais seulement dans leur inhabitable localisation temporelle qui change à chaque instant : dans le maintenant."

 

Günther Anders, L'Obsolescence de l'homme, 1956, tome I, tr. fr. Christophe David, Ivrea, 2002, p. 159.


 

 "La vision du maintenant comme centre de convergence des trois moments du temps, originellement vision de poètes, s'est transformée en une croyance sous-jacente aux attitudes et idées de la majorité de nos contemporains. Le présent est devenu la valeur centrale de la triade temporelle. La relation entre les trois moments du temps a changé, mais ce changement n'implique pas la disparition du passé ni celle du futur. Au contraire, ceux-ci prennent une réalité accrue : tous deux sont des dimensions du présent, sont des présences et sont présents dans le maintenant. D'où il ressort que nous devons édifier une Éthique et une Politique sur la Poétique du maintenant. La Politique cesse d'être la construction du futur : sa mission est de rendre le présent habitable. L'Éthique du maintenant n'est pas hédoniste au sens vulgaire du mot, bien qu'elle affirme le plaisir et le corps. Le maintenant nous montre que la fin n'est pas différente ni à l'opposé du commencement, mais qu'elle est son complément, sa moitié inséparable. Vivre dans le maintenant, c'est vivre face à la mort. L'homme inventa les éternités et les futurs pour échapper à la mort, mais chacune de ces inventions fut un piège mortel. Le maintenant nous réconcilie avec notre réalité de mortels. Ce n'est que devant la mort que notre vie est réellement la vie. Dans le maintenant, notre mort n'est pas séparée de notre vie. L'une et l'autre sont la même réalité, le même fruit."

 
Octavio Paz, Point de convergence, trad. R. Munier, Gallimard, 1976, p. 199-200.


 "Le slogan « oublier le futur » est probablement la contribution des sixties à un renfermement extrême sur le présent. Les utopies révolutionnaires progressistes et futuristes, ô combien, dans leur principe, mais aussi passéistes et rétrospectives (les barricades révolutionnaires et la Résistance) devaient opérer : désormais dans un horizon qui ne dépasse guère le seul cercle du présent : « Sous les pavés, la plage » ou « Tout, tout de suite ! » proclamaient les murs de Paris en 1968. Avant que ne s'y écrive peu après « No future », c'est-à-dire plus de présent révolutionnaire ? Vinrent en effet les années 70, les désillusions ou la fin d'une illusion, le délitement de l'idée révolutionnaire, la crise économique de 1974, l'inexorable montée du chômage de masse, l'essoufflement de l'État-providence, construit autour de la solidarité et sur l'idée que demain sera meilleur qu'aujourd'hui, et les réponses, plus ou moins désespérées ou cyniques, qui, toutes, misèrent sur le présent, et lui seul. Rien au-delà. […]
 Dans ce progressif envahissement de l'horizon par un présent de plus en plus gonflé, hypertrophié, il est bien clair que le rôle moteur a été joué par l'extension rapide et les exigences toujours plus grandes d'une société de consommation, où les innovations technologiques et la recherche de profit de plus en plus rapides frappent d’obsolescence les choses et les hommes de plus en plus vite. […] Ce temps coïncide aussi avec celui du chômage de masse dans lequel sont entrées les sociétés européennes. Pour le chômeur, un temps au jour le jour, sans projets possibles, est un temps sans futur. [...] Le chômage contribue lourdement à une clôture sur le présent et à un présentisme, cette fois pesant et désespéré."
 
François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, 1986, Points Seuil, p. 155-157.

Date de création : 23/05/2013 @ 10:22
Dernière modification : 18/10/2024 @ 09:46
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