Henri Bergson, L'Énergie spirituelle, 1919, PUF, 1996, p. 12-13.
"Le sens du phénomène vital ne consiste pas uniquement dans l'orientation utilitaire, finaliste, en vue de conserver l'individu et l'espèce. En toute unité vivante, en toute symbiose – y compris celle que nous appelons unité individuelle, et qui possède l'existence animale en vertu de son association avec un champ de vie – il y a plus que la nécessité et le but. Il existe, en effet, quelque chose qui, toujours, déborde tout le reste : le superflu. Combien ce superflu, cette richesse, ce luxe, appartient comme une caractéristique essentielle à l'univers organique entier, à titre de valeur ontologique, abstraction faite de tout but, jusqu'à se manifester, en image déjà, dans toute forme organique – […]. La hiérarchie de la nature vivante correspond nous l'avons vu, à l'ordre d'une liberté et d'une autonomie progressives, et cet ordre, à chaque échelon de l'évolution, manifeste ses propres modalités de superflu, de richesse, c'est-à-dire ce qui transcende le nécessaire."
F. J. J. Buytendijk, L'Homme et l'animal, 1958, tr. fr. Rémi Laureillard, Gallimard nrf, coll. Idées, 1968, p. 86.
"Phylogenèse et ontogenèse de l'homme créent les conditions nécessaires à [l'émergence de la liberté]. Tant la phylogenèse que l'ontogenèse sont caractérisées par une double prise de distance, dans l'espace et dans le temps. Dans l'histoire évolutive des mammifères, les contacts immédiats avec l'environnement par les sens du toucher et de l'olfaction ont progressivement cédé la place à la détection et à la reconnaissance à distance – par la vision et l'audition – de signaux sociaux plus élaborés. Au cours de l'ontogenèse, le nourrisson utilise très largement les sensations tactiles et olfactives (il reconnaît l'odeur de sa mère dès les premiers jours après la naissance) ; chez l'adulte, ce sont les télédétecteurs de l'œil et de l'oreille interne qui captent les messages dont le rôle est essentiel dans les communications non verbale et verbale. Il se crée ainsi, entre l'individu et son environnement, un espace « privé » qui tout à la fois éloigne du monde et constitue le lieu privilégié du dialogue qui le rapproche. En même temps, les caractéristiques de cet espace privé sont de mieux en mieux intériorisées, c'est-à-dire intégrées dans des représentations internes. La mise en jeu de ces représentations conduit à une reconnaissance et à une emprise moins directes, moins immédiates, des signaux et des situations; bien au contraire, les opérations cognitives, dont le contenu de ces représentations fait l'objet, permettent d'interpréter le monde extérieur, et cette interprétation est source d'attentes et de projets. Car la prise de distance dans l'espace s'accompagne d'une prise de distance dans le temps. Le développement des capacités de mémorisation et de la faculté de se référer aux traces laissées par le vécu a pour effet de situer l'individu dans une plage de temps qui est à la fois riche d'un passé et porteuse d'avenir. En raison d'une dissociation plus marquée – dans le cerveau humain – du traitement que subissent respectivement les paramètres objectifs de l'information sensorielle et les connotations affectives qui y sont associées, l'homme peut – mieux que l'animal – prendre un certain recul par rapport à l'émotion suscitée par tel ou tel événement ou évocation."
Pierre Karli, L'Homme agressif, 1987, Odile Jacob, Opus, p. 88-89.
"On s'attend à rencontrer [le concept de liberté] dans le domaine de l'esprit et de la volonté, et pas avant. Pour notre part, nous allons jusqu'à affirmer que déjà le métabolisme [1], couche fondamentale de toute existence organique, manifeste une liberté - mieux, qu'il est lui-même la première forme de liberté. [...]
Pris dans son sens fondamental, le concept de liberté peut servir de fil d'Ariane pour l'interprétation de ce que nous appelons « vie ». Le secret des commencements nous demeure caché. Mais dès que nous nous trouvons dans le domaine de la vie elle-même, nous ne sommes plus réduits à des hypothèses : ici, le concept de liberté est d'emblée à sa place et nous en avons besoin dans la description ontologique de la dynamique vitale élémentaire.
Mais le chemin ascendant qui part de là n'est pas simplement l'histoire d'une réussite. Le privilège de la liberté porte le fardeau de la détresse et signifie : existence en danger. Car la condition fondamentale de ce privilège réside dans le fait paradoxal que, par un acte originel de séparation, la substance vivante s'est dégagée de l'intégration universelle des choses dans le tout de la nature pour se poser en face du monde, introduisant ainsi, dans l'indifférente sécurité de la possession de l'existence, la tension entre « être et non être ». La substance vivante a accompli cela en assumant une relation d'indépendance précaire par rapport à cette matière, pourtant indispensable à son existence : en distinguant sa propre identité de celle de son matériau temporaire, par l'intermédiaire duquel elle fait pourtant partie de leur commun monde physique".
Hans Jonas, Évolution et liberté, 1992, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Bibliothèque Rivages, 1999, p. 28-30.
[1] Métabolisme : ensemble des transformations que tous les organismes vivants font subir aux différentes molécules qui composent leurs aliments, à la fois pour libérer l'énergie nécessaire à leur fonctionnement vital (biodégradation) et pour édifier leur structure moléculaire ou accumuler des réserves (biosynthèse).