"Le but de l'esprit est la découverte de l'éternel. Son opération ne consiste pas, comme l'ont voulu certains, à engendrer le temps, à créer le devenir. Le temps est donné. Nous avons tenté de montrer qu'il ne pouvait résulter d'une reconstruction proprement spirituelle. L'affirmation selon laquelle le déroulement du devenir proviendrait de l'activité même de la conscience nous a, chez Hegel ou Bergson, paru peu claire, et, dans la prétendue construction, dans l'apparente création qu'invoquent ces philosophes, nous avons toujours cru découvrir, à quelque endroit, le retour dissimulé d'une expérience, la passive intuition d'une nature. L'esprit ne peut engendrer le temps. Mais il peut le dominer, atteindre l'éternité à partir de laquelle le temps devient pensable. Cette éternité, il la découvre d'abord en trouvant les lois du devenir : dont il semble ainsi apercevoir la structure. Il la découvre ensuite en tant qu'il localise : il s'efforce alors de penser le devenir à titre de totalité, de découvrir la vérité de ses états particuliers et concrets. En tout ceci, il refuse la pure dispersion de l'immédiat, il la, dépasse, il la synthétise : en un mot, il agit. Le refus de la pure multiplicité du temps est action spirituelle. Et il ne saurait y avoir d'action que de l'esprit, ou à partir de l'esprit, notre action personnelle ne pouvant se produire que si nous nous sommes d'abord élevés au niveau de l'éternité spirituelle. Notre conscience immédiate, en effet, est temporelle, multiple, faite d'états hétérogènes, de moments sans lien. Étalée dans le temps, elle coïncide avec sa succession et sa diversité. Elle est passivité pure. Elle est conscience de la contingence, de l'arbitraire et du caprice. Ce n'est donc qu'en nous élevant, par la réflexion, au point de vue de l'esprit, que nous pouvons, à l'aveugle succession du temps, substituer la vérité de l'éternité : notre conscience s'arrache ainsi à la passion du temps où elle est prise, elle découvre qu'elle n'est pas seulement individuelle, mais conscience spirituelle, et que, comme conscience spirituelle, elle peut ce qui s'imposait d'abord à son individualité. Mais cette opération est en elle celle de l'esprit. Et si le moi veut agir à son tour, réaliser dans le concret futur une modification conforme à ses désirs, il n'y parviendra qu'en s'évadant encore de l'instant dont il est prisonnier, en dominant le devenir, en apercevant les choses sous quelque forme d'éternité."
Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, 1943, PUF, 1987, p. 106-107.