"On a maintes fois remarqué que l'art tend à éterniser ce qui passe. Que de peintres se sont proposé de fixer un moment rapide de lumière, que de poètes ont voulu immortaliser un amour ! Après avoir longuement décrit la pourriture qui suit la mort, après avoir songé que l'objet de son propre désir subira décomposition pareille, Baudelaire songe avec joie qu'il « a gardé la forme et l'essence divine » de ses « amours décomposés ». Mais on voit par là même en quoi l'art se détache de l'ordinaire passion. Tout d'abord, il n'est pas illusion pure : alors que l'objet de la passion cesse d'être, l'œuvre d'art demeure effectivement. En outre, l'éternel y apparaît comme partiellement détaché de la particularité de son objet. Ce que Baudelaire conserve, c'est une forme et une essence. C'est la beauté même de l'Esprit, transparaissant dans la forme, bien plus que l'objet qu'il décrit, que l'art propose à notre contemplation. On peut dire en ce sens que l'éternité vers laquelle il nous guide est réelle. Cette éternité, cependant, l'art ne saurait nous la révéler vraiment. Il ne nous livre pas l'Esprit en soi : son expérience n'est pas expérience mystique. L'Esprit est toujours en lui aperçu au sein du concret, et mêlé à l'image. Par là, l'art réalise une sorte de salut du sensible et du particulier par l'esprit, où le concret s'éternise par la beauté de sa forme : il opère une médiation entre les deux éternités, se présente comme une solution au déchirement de l'homme, à la séparation de l'illusoire éternité du concret et de la vérité de l'éternité spirituelle. La révélation esthétique procure, en ce sens, un apaisement analogue à celui que fournit la révélation religieuse : elle nous montre la Nature soutenue par l'Esprit, et pénétrée d'esprit."
Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, 1943, PUF, 1987, p. 138-139.