"L'humanité parcourut un long chemin avant que les hommes ne soient en mesure, et éprouvent la nécessité, de créer des symboles purement relationnels. Mais, bien que cette manière de construire des symboles suppose une capacité à déployer des synthèses de portée relativement vaste ou, pour employer un langage plus familier, implique un pouvoir d'abstraction élevé, les énoncés les plus élémentaires que l'on peut formuler à son propos demeurent fort simples.
Si l'on pose deux fois deux pommes côte à côte, cela fait quatre pommes. Dans l'évolution de la société, il existe des stades où les hommes possèdent bien des symboles pour « quatre pommes », « quatre vaches », etc., mais ne disposent pas de symboles tels que « quatre », « cinq » ou « six » qui ne se rapportent à aucun objet spécifique et, précisément pour cette raison, peuvent être appliqués à une multitude d'objets différents. Ici se trouve la clef du mystère de l'applicabilité des mathématiques à des domaines d'objets si différents. À l'intérieur de tous ces domaines, il existe des relations spécifiques qui, par l'intermédiaire de mesures, peuvent être représentées par des symboles mathématiques purement relationnels. De purs symboles relationnels peuvent être, sur le papier par exemple, manipulés d'une manière toute différente que des relations entre des objets ou des personnes spécifiques. Mais le résultat de telles manipulations purement symboliques peut être transféré à des relations entre des objets ou entre des personnes spécifiques. Et il est peut-être possible de déterminer expérimentalement si les résultats obtenus grâce à la manipulation de purs symboles relationnels sont ou non confirmés lors de leur application à des relations spécifiques."
Norbert Elias, Du temps, 1984, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 149-150.