"Un droit à la philosophie qui serait garanti à tout le monde est pour moi une chose tellement abstraite que je ne vais sûrement pas essayer de le contester. Mais que signifie ici « tous » ? Tous ceux qui en ont envie ou qui en ont besoin, ou bien tout le monde sans restriction, y compris ceux à qui il ne viendrait pas à l'esprit de revendiquer un droit de cette sorte et qu'il faut d'abord persuader qu'ils devraient le faire, faute de quoi, il leur manquera nécessairement quelque chose ? J'ai fait remarquer qu'on parle beaucoup de « droit à la philosophie », mais rarement des devoirs que tout un chacun peut avoir ou non envers la philosophie. Quelle obligation peur-il y avoir de manifester un intérêt pour la philosophie ? Quel besoin réel de philosophie peut-il y avoir ? Ce sont des questions qu'on ne pose pas suffisamment. Quand on affirme le droit de tout un chacun à la philosophie, on présuppose que celui qui ne fait pas de philosophie est réellement privé de quelque chose d'essentiel. Pour un philosophe professionnel, dont la philosophie est la raison d'être, c'est évident. Mais peut-on généraliser ainsi à tout le monde ? Que la philosophie permette (peut-être) à certains de mieux vivre, cela signifie-t-il qu'on ne peut pas vivre bien sans la philosophie, en tout cas celle qu'enseignent les philosophes ?
Je ne vois pas de raison de croire cela."
Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, 1998, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 238.