"Toute science (pour autant que l'on pense par là à son contenu et non aux moyens mis en oeuvre par les hommes pour y parvenir) est un système de connaissances, c'est-à-dire de propositions d'expérience vraies. Et l'ensemble des sciences, y compris les énoncés de la vie quotidienne, constitue le système des connaissances. Il n'y a pas, en dehors de cela, de domaine des vérités « philosophiques ». La philosophie n'est pas un système de propositions, elle n'est pas une science.
Mais qu'est-elle alors? Certes pas une science, mais néanmoins quelque chose d'une si grande importance que l'on pourra continuer à la vénérer, dans le futur comme par le passé, comme la reine des sciences. Il n'est en effet écrit nulle part que la reine des sciences doive elle-même être aussi une science. Nous reconnaissons désormais en elle – et le grand tournant actuel se trouve ainsi caractérisé de façon positive – au lieu d'un système de connaissances un système d'actes. Elle est en effet cette activité par laquelle est constaté ou découvert le sens des énoncés. La philosophie clarifie les propositions ; les sciences les vérifient. Dans les sciences il s'agit de la vérité des énoncés, mais dans la philosophie en revanche de ce que les énoncés veulent véritablement dire. Le contenu de la science, son âme et son esprit, se trouvent bien sûr dans ce que l'on veut dire en fin de compte par ses propositions, et l'activité philosophique de donation de sens est par conséquent l'Alpha et l'Oméga de toute connaissance scientifique. On avait très bien pressenti cela, lorsque l'on disait que la philosophie fournissait aussi bien le fondement que la clé de voûte de l'édifice des sciences ; seule était fausse l'opinion selon laquelle le fondement était constitué de « propositions philosophiques » (les propositions de la théorie de la connaissance) et le bâtiment couronné d'une coupole de propositions philosophiques (appelée métaphysique).
Il est facile de voir que le travail de la philosophie ne consiste pas à établir des propositions, c'est-à-dire qu'on ne peut pas donner de sens à des énoncés au moyen d'autres énoncés. En effet, si j'indique la signification de mes mots par des propositions explicatives et des définitions, c'est-à-dire à l'aide d'autres mots, il faut alors à nouveau demander quelle est la signification de ces mots, et ainsi de suite. Ce processus ne peut se poursuivre à l'infini : il se termine toujours en montrant effectivement ou en exhibant ce que l'on veut dire, c'est-à-dire par des actes réels. Seuls ces derniers ne sont pas susceptibles d'être expliqués plus avant et n'en ont nul besoin. L'ultime donation de sens a donc toujours lieu au moyen d'actions ; celles-ci constituent l'activité philosophique."
Moritz Schlick, Le tournant de la philosophie, 1930, tr. fr Delphine Chapuis-Schmitz, in Philosophie des sciences – Théories, expériences et méthodes, Vrin, 2004, p. 182-183.