"La conception même de la conscience, quel que soit son mode de manifestation, implique nécessairement la distinction entre un objet et un autre objet. Pour être conscients, il faut que nous soyons conscients de quelque chose et ce quelque chose ne peut être connu comme ce qu'il est, qu'en étant distingué de ce qu'il n'est pas. […] Une seconde caractéristique de la conscience, c'est qu'elle est seulement possible sous forme de relation. Il faut qu'il y ait un sujet ou personne consciente et un objet ou chose dont le sujet est conscient. Il ne peut pas y avoir conscience sans l'union de ces deux facteurs et, de cette union, chacun d'eux n'existe que comme étant en rapport avec l'autre. Le sujet n'est sujet qu'en tant qu'il est conscient d'un objet ; l'objet n'est objet qu'en tant qu'il est perçu par un sujet : la destruction de l'un ou de l'autre est la destruction de la conscience elle-même".
Henry Longueville Mansel, Limites de la pensée religieuse, 1858.
"Le phénomène fondamental de notre vie consciente va pour nous tellement sans dire que nous en sentons à peine le mystère. Nous ne nous interrogeons pas à son sujet. Ce que nous pensons, ce dont nous parlons, c'est toujours autre chose que nous-mêmes, c'est ce sur quoi nous sommes braqués, nous sujets, comme sur un objet situé en face de nous. Quand par la pensée je me prends moi-même pour objet, je deviens autre chose pour moi. En même temps, il est vrai, je suis présent en tant que moi-qui-pense, qui accomplis cette pensée de moi-même ; mais ce moi, je ne peux pas le penser de façon adéquate comme objet, car il est toujours la condition préalable de toute objectivation. Ce trait fondamental de notre vie pensante, nous l'appelons la scission sujet-objet. Nous sommes toujours en elle, pour peu que nous soyons éveillés et conscients. Nous aurons beau tourner et retourner notre pensée sur elle-même, nous n'en resterons pas moins toujours dans cette scission entre le sujet et l'objet et braqués sur l'objet ; peu importe que l'objet soit une réalité perçue par nos sens, une représentation idéale telle que chiffres et figures, un produit de la fantaisie, ou même la conception purement imaginaire d'une chose impossible. Toujours les objets qui occupent notre conscience sont, extérieurement ou intérieurement, en face de nous. Comme l'a dit Schopenhauer, il n'y a ni objet sans sujet, ni sujet sans objet."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 28-29.
"Toutes les fois que nous pensons, nous sommes un moi dirigé vers un connaissable, un sujet dirigé vers un objet. Ce rapport est unique : on ne peut le comparer à aucun autre rapport au monde. Le moi implique un objet. Cette attitude de la pensée dirigée est d'autant plus marquée que nous pensons distinctement. Être éveillé, c'est cela.
À chaque instant, cette situation est évidente pour nous, mais nous y pensons rarement. Si nous y pensons, elle n'en devient que plus surprenante. Comment accédons-nous à un objet ? En le pensant et, par là, en le fréquentant ; en manipulant les objets manipulables, en pensant les objets pensables. Comment l'objet vient-il à nous ? Par le fait que nous sommes frappés par lui, que nous le saisissons tel qu'il se donne à nous, que nous le produisons sous la forme d'une idée qui s'impose à nous comme exacte. L'objet existe-t-il par lui-même ? Nous le pensons comme un objet existant et auquel nous allons ; nous l'appelons quelque chose, une chose, une situation, bref, un objet. [...] quel est donc ce lien d'unité à l'intérieur duquel ils sont malgré tout assez séparés pour que le sujet soit, par la pensée, dirigé sur l'objet ?
Nous l'appelons l'englobant, l'ensemble du sujet et de l'objet, qui n'est lui-même ni sujet, ni objet. La scission entre sujet et objet est la structure fondamentale de notre conscience. Ce n'est que par elle que le contenu infini de l'englobant parvient à la clarté [...] Si [...] ce qui est n'est ni l'objet, ni le sujet, ni objet ni moi, mais l'englobant, qui se révèle dans cette scission, alors toute ce qui se présence dans cette scission est manifestation. Ce qui est pour nous, est manifestation et tant qu'éclairement de l'englobant, dans la scission sujet/objet".
Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, 1964, tr. fr. Laurent Jospin, Petite bibliothèque Payot, 1976, p. 31-32.
"La notion clef de la structure du comportement est l'intentionnalité. Lorsque nous disons qu'un état mental comporte une intentionnalité, nous voulons dire qu'il porte sur quelque chose. Par exemple, on croit toujours à telle ou telle chose, on désire toujours telle ou telle chose, tel ou tel événement. Le fait d'avoir une intention au sens ordinaire n'a pas de rôle spécifique pour ce qui est de la théorie de l'intentionnalité. Avoir l'intention de faire quelque chose, ce n'est qu'une des catégories de l'intentionnalité, comme la croyance, le désir, l'espoir, la peur, etc.
Un état intentionnel – croyance, désir, intention au sens commun – est caractérisé par deux composantes. Tout d'abord, ce que l'on peut appeler son contenu, qui fait qu'il porte sur quelque chose, puis son « type », ou son « mode psychologique ». Cette distinction est nécessaire, car le même contenu peut se retrouver dans différents types. Par exemple, je peux avoir envie de quitter la pièce, croire que je vais quitter la pièce, avoir l'intention de quitter la pièce. Dans tous les cas, nous avons le même conte- nu : quitter la pièce ; mais sous différents modes (ou types) psychologiques : croyance, désir et intention respectivement.
De plus, le contenu et le type de l'état vont me servir à lier l'état mental au monde. Car c'est bien la raison pour laquelle nos esprits ont des états mentaux : pour nous donner une représentation du monde : nous le représenter comme il est fait, comment nous voudrions qu'il soit, comment nous avons peur qu'il se transforme, et ce que nous avons l'intention d'y faire, etc. Par conséquent nos croyances seront vraies si elles cadrent avec la réalité du monde, et fausses si elles ne cadrent pas avec elle ; nos désirs seront exaucés ou déçus, nos intentions concrétisées ou non. Aussi, généralement, les états d'intention ont-ils des « conditions de satisfaction ». Chaque état, en lui-même, détermine les conditions dans lesquelles il est vrai (dans le cas d'une croyance), dans lesquelles il est exaucé (dans le cas d'un désir) ou les conditions dans lesquelles il est concrétisé (dans le cas d'une intention). Dans chaque cas, l'état mental représente ses propres conditions de satisfaction.
Ces états ont une troisième caractéristique : il leur arrive d'engendrer des événements. Par exemple, si je veux aller au cinéma, et si j'y vais, normalement mon désir va représenter l'événement même qu'il représente : le fait que je vais aller au cinéma. Dans ces situations il existe une liaison interne entre la cause et l'effet, car la cause est une représentation de l'état même qu'elle provoque. La cause représente et en même temps provoque l'effet. Je donne à ce genre de cause et d'effet le nom de « causalité intentionnelle ». Comme nous le verrons, la causalité intentionnelle est d'une importance cruciale, aussi bien pour la structure que pour l'explication de l'action humaine. À beaucoup d'égards, elle est bien différente de la façon habituelle dont on décrit la causalité, lorsqu'on parle d'une boule de billard qui en heurte une autre et la fait bouger. Pour ce qui nous occupe, l'élément essentiel de cette notion de causalité intentionnelle est que, dans les cas que nous allons considérer, l'esprit provoque l'état même qu'il a pensé."
J. -R. Searle, Du cerveau au savoir, 1984, tr. fr. C. Chaleyssin, Paris, Hermann, 1985, p. 83.
Date de création : 23/06/2013 @ 11:29
Dernière modification : 07/02/2015 @ 19:02
Catégorie :
Page lue 8670 fois
|