|
|
|
|
|
Le présent, entre passé et futur |
|
"L'instant du choix, qui est celui de l'actualisation, rapproche l'un de l'autre jusqu'à les faire coïncider le regret et l'espoir : l'intervalle compris entre le futur prochain et le passé immédiat est devenu si bref que la volonté éprouve presque simultanément la joie de son emprise créatrice sur l'avenir et l'amertume des possibles déflorés; non, il n'y a presque plus à attendre pour que l'avenir de notre liberté cesse d'être « à venir » et devienne chose advenue et révolue ! Dans le présent indivis du choix le futur est en instance de « passéisation », sur le point de ou même en train de se déposer ; la prétérition à partir d'ici n'est plus que le verso de la futurition. Le présent de la décision est donc en quelque sorte le seuil ou, si l'on préfère, la charnière de l'espoir et du regret : dans l'ambivalence du même sentiment coïncident un regret encore gonflé d'espoir et un espoir déjà lesté de lourds regrets. À espérance infinie, regret infini ! Le regret du passé en général et l'espoir de la possibilité inépuisablement renaissante en général ne sont pas des sentiments empiriques et partitifs, des sentiments psychologiques qui se neutraliseraient l'un l'autre comme se neutralisent le moins et le plus : dans telles ou telles circonstances particulières, et quand les raisons d'espérer et les raisons de regretter sont comparables, il y a matière à délibération et à supputation ; si les raisons inverses sont équipollentes de part et d'autre, la volonté hésitante devrait en théorie demeurer au zéro d'indifférence ; et s'il y a différence, une volonté raisonnable devrait logiquement incliner soit dans un sens soit dans l'autre, sa préférence étant la résultante de deux motivations inégales. Mais le regret infini d'un passé plus profond que la mer et l'espoir infini d'un futur plus vaste que le ciel sont des sentiments incomparables et incommensurables ; l'alternative de deux infinis ne saurait être résolue par un choix préférentiel : on la tranche aveuglément ou, comme nous nous sommes habitués à le dire « gordiennement », en vertu d'une option arbitraire qui est plutôt de la nature du pari. Et d'autre part les deux « sentiments » métempiriques ne se mélangent pas l'un avec l'autre dans une combinaison stable et dosée définitivement, ni ne forment un complexe où les raisons de désespérer viendraient en déduction des motifs d'espoir ; non ! il faudrait dire bien plutôt : la conscience oscille sans cesse entre l'irrémédiable passéité du passé et l'inépuisable futurité de l'avenir ; entre un passé infini qui est le dépositoire des choses devenues, advenues ou révolues, et un futur infini qui à perte de vue garde en réserve au-devant de nous ses possibles continuellement renouvelés. Cette alternance n'est-elle pas la vibration fondamentale du temps vécu ?"
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 168-169.
"La vision du maintenant comme centre de convergence des trois moments du temps, originellement vision de poètes, s'est transformée en une croyance sous-jacente aux attitudes et idées de la majorité de nos contemporains. Le présent est devenu la valeur centrale de la triade temporelle. La relation entre les trois moments du temps a changé, mais ce changement n'implique pas la disparition du passé ni celle du futur. Au contraire, ceux-ci prennent une réalité accrue : tous deux sont des dimensions du présent, sont des présences et sont présents dans le maintenant. D'où il ressort que nous devons édifier une Éthique et une Politique sur la Poétique du maintenant. La Politique cesse d'être la construction du futur : sa mission est de rendre le présent habitable. L'Éthique du maintenant n'est pas hédoniste au sens vulgaire du mot, bien qu'elle affirme le plaisir et le corps. Le maintenant nous montre que la fin n'est pas différente ni à l'opposé du commencement, mais qu'elle est son complément, sa moitié inséparable. Vivre dans le maintenant, c'est vivre face à la mort. L'homme inventa les éternités et les futurs pour échapper à la mort, mais chacune de ces inventions fut un piège mortel. Le maintenant nous réconcilie avec notre réalité de mortels. Ce n'est que devant la mort que notre vie est réellement la vie. Dans le maintenant, notre mort n'est pas séparée de notre vie. L'une et l'autre sont la même réalité, le même fruit."
Octavio Paz, Point de convergence, trad. R. Munier, Gallimard, 1976, p. 199-200.
Date de création : 25/06/2013 @ 16:56
Dernière modification : 27/06/2013 @ 12:16
Catégorie :
Page lue 5743 fois
Imprimer l'article
|
|
|
|
| |