"Le moment est donc venu de considérer l'espérance, cet authentique affect d'attente dans le rêve vers l'avant, non plus comme une simple émotion indépendante [...] mais bien comme une fonction utopique, consciente-sue. Les contenus de cette fonction utopique se manifestent d'abord dans les représentations, essentiellement dans celles de l'imagination utopique ; elles s'opposent donc aux représentations influencées par le souvenir, qui ne reproduisent que des expériences passées et dont l'imprécision va croissant avec le recul dans le temps. Les représentations de l'imagination utopique n'ont rien de commun non plus avec ces images résultant de l'assemblage arbitraire d'éléments puisés dans le Donné (mer de pierre, montagne d'or, etc.), au contraire elles anticipent et prolongent le Donné dans les possibilités futures de son être-transformé, de son être-amélioré, ce qui distingue donc l'imagination propre à la fonction utopique des élucubrations purement chimériques, c'est le fait que seule la première a pour soi un non-être-encore dont on est en droit d'espérer la venue, c'est-à-dire qu'elle ne tourne pas en rond et n'erre pas dans un possible en trompe l'œil, mais anticipe psychiquement un possible réel [...]. Il est inutile de souligner que le véritable combat mené contre l'immaturité et l'abstraction qui caractérisaient la fonction utopique et s'y mêlent encore en puissance n'a rien à voir avec l'attitude « réaliste » du bourgeois et se défend bien de tout pragmatisme. Ce qui est important c'est que le regard chargé d'espérance et d'imagination qu'est celui de la fonction utopique ne soit pas rectifié à partir de cette conception étroite et terre à terre mais uniquement en fonction de la réalité de l'anticipation elle-même."
Ernst Bloch, Le Principe Espérance , 1959, trad. F. Wuilmart, Gallimard,1976, p. 178.