"Locke, le plus sage métaphysicien que je connaisse, semble, en combattant avec raison les idées innées, penser qu'il n'y a aucun principe universel de morale. J'ose combattre ou plutôt éclaircir, en ce point, l'idée de ce grand homme. Je conviens avec lui qu'il n'y a réellement aucune idée innée ; il suit évidemment qu'il n'y a aucune proposition de morale innée dans notre âme. Mais de ce que nous ne sommes pas nés avec de la barbe, s'ensuit-il que nous ne soyons pas nés, nous autres habitants de ce continent, pour être barbus à un certain âge ? Nous ne naissons point avec la force de marcher ; mais quiconque naît avec deux pieds marchera un jour. C'est ainsi que personne n'apporte en naissant l'idée qu'il faut être juste ; mais Dieu a tellement conformé les organes des hommes, que tous, à un certain âge, conviennent de cette vérité.
Il me paraît évident que Dieu a voulu que nous vivions en société, comme il a donné aux abeilles un instinct et des instruments propres à faire le miel. Notre société ne pouvant subsister sans les idées du juste et de l'injuste, il nous a donc donné de quoi les acquérir. Nos différentes coutumes, il est vrai, ne nous permettront jamais d'attacher la même idée de juste aux mêmes notions. Ce qui est crime en Europe sera vertu en Asie, de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France ; mais Dieu a tellement façonné les Allemands et les Français, qu'ils aimeront tous à faire bonne chère. Toutes les sociétés n'auront donc pas les mêmes lois, mais aucune société ne sera sans lois. Voilà donc certainement le bien de la société établi par tous les hommes, depuis Pékin jusqu'en Irlande, comme la règle immuable de la vertu ; ce qui sera utile à la société sera donc bon par tout pays. Cette seule idée concilie tout d'un coup toutes les contradictions qui paraissent dans la morale des hommes. […]
Mettez deux hommes sur la terre ; ils n'appelleront bon, vertueux et juste, que ce qui sera bon pour eux deux. Mettez-en quatre, il n'y aura de vertueux que ce qui conviendra à tous les quatre ; et si l'un des quatre mange le souper de son compagnon, ou le bat, ou le tue, il soulève sûrement les autres. Ce que je dis de ces quatre hommes, il le faut dire de tout l'univers."
Voltaire, Lettre à Frédéric II de Prusse, octobre 1737.