SALVIATI : [...] il convient de recourir à une distinction philosophique et de distinguer deux modes d'entendement suivant qu'il est pris intensive ou extensive. Extensive, c'est-à-dire eu égard à la multitude des intelligibles, qui est infinie, l'entendement humain est comme nul, fût-il capable d'entendre mille propositions, puisque mille, par rapport à l'infini, est autant que zéro ; mais si le terme « est pris intensive, signifiant alors la compréhension intensive, c'est-à-dire parfaite, d'une proposition donnée, je dis que l'entendement humain en comprend quelques-unes aussi parfaitement et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même ; telles sont, par exemple, les propositions des sciences mathématiques pures, à savoir la géométrie et l'arithmétique ; l'intellect divin en connaît un nombre infiniment plus grand puisqu'il les connaît toutes, mais si l'intellect humain en connaît peu, je crois que la connaissance qu'il en a s'égale en certitude objective à la connaissance divine parce qu'il arrive à en comprendre la nécessité et que c'est là le plus haut degré de la certitude.
SIMPLICIO : C'est là, me semble-t-il, un langage bien assuré et bien audacieux.
SALVIATI : C'est le langage du sens commun, sans ombre de témérité ou d'audace ; il ne porte aucune atteinte à la majesté de la sagesse divine, de même qu'on ne diminue en rien la toute puissance de Dieu en disant qu'Il ne peut faire que ce qui est fait ne soit pas fait. Mais je soupçonne, signor Simplicio, que vous prenez ombrage de ce que j'ai dit parce que vous avez mal entendu le sens de mes paroles. Aussi vais-je essayer de m'expliquer mieux : la vérité dont les démonstrations mathématiques nous donnent connaissance est celle même que connaît la sagesse divine ; mais je suis tout prêt à vous accorder que le mode suivant lequel Dieu connaît l'infinité des propositions est souverainement plus excellent que le mode suivant lequel nous en connaissons quelques-unes : le nôtre est un procédé discursif, un cheminement de conclusion en conclusion, alors que le Sien est une intuition simple 43. Ainsi, par exemple, pour acquérir la notion de quelques propriétés du cercle, lesquelles sont en nombre infini, nous partons de l'une des plus simples et, l'ayant prise comme définition, nous passons par raisonnement à une autre, de celle-ci à une troisième, puis à une quatrième et ainsi de suite ; tandis que l'intellect divin, par simple appréhension de l'essence du cercle, saisit, sans nul discours déroulé dans le temps, le nombre infini des propriétés de cette figure, lesquelles d'ailleurs, comme celles de toute figure, sont virtuellement contenues dans la définition et, pour infinies qu'elles soient, ne sont peut-être qu'une seule en leur essence et dans la pensée de Dieu. Cette connaissance intuitive n'est pas elle-même tout à fait étrangère à l'intellect humain, mais elle est obscurcie par un profond et épais brouillard, lequel se raréfie et s'éclaircit un peu quand nous nous sommes rendus maîtres d'un certain nombre de conclusions fermement démontrées et quand nous les avons si bien présentées à l'esprit que nous pouvons très rapidement les parcourir. Car, après tout, que dans un triangle rectangle le carré opposé à l'angle droit soit égal à la somme des deux carrés adjacents, qu'est-ce autre chose sinon que les parallélogrammes construits sur une base commune et entre les mêmes parallèles sont égaux entre eux ? Et ceci, pour finir, qu'est-ce autre chose sinon que deux surfaces appliquées l'une sur l'autre et contenues dans les mêmes limites sont égales ? Or, ces passages que notre intellect opère dans le temps et en avançant pas à pas, l'intellect divin, prompt comme la lumière, les fait en un instant, ce qui revient à dire que tous lui sont présents à la fois. J'en arrive donc à cette conclusion que notre entendement, en ce qui concerne tant le mode de connaissance que la multiplicité des choses connues, est séparé de l'entendement divin par un intervalle infini, mais je ne l'abaisse pas au point de le réputer absolument nul ; bien plus, quand je considère combien sont nombreuses et merveilleuses les choses que les hommes ont comprises, découvertes et opérées, je connais et conçois clairement que l'esprit humain est oeuvre de Dieu, et l'une des plus excellentes.
Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, 1632, in Dialogues et lettres choisies, Hermann, 1997, p. 217-219.
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