"Je ne puis vous dissimuler l'extrême surprise que je ressens, quand vous dites : Si Dieu ne punissait pas la faute commise (vous entendez, à la façon d'un juge et par une peine qui n'est pas la simple conséquence de la faute - tout notre problème est là), quelle raison m'empêcherait de commettre avidement n'importe quel crime ? En vérité, celui qui s'abstient d'un crime uniquement par peur du châtiment (tel n'est pas votre cas, je veux le croire) n'agit pas le moins du monde par amour et ne possède aucune valeur morale. Quant à moi, si je m'en abstiens ou m'efforce de m'en abstenir, c'est que le crime répugne à ma nature particulière et qu'il m'éloignerait de l'amour, ainsi que de la connaissance de Dieu."
Spinoza, Lettre à Blyenbergh du 28 janvier 1665, Traduction Charles Appuhn, GF, p. 209.
"[…] en tout pays la religion, loin de favoriser la morale, l'ébranle et l'anéantit. Elle divise les hommes au lieu de les réunir ; au lieu de s'aimer et de se prêter des secours mutuels, ils se disputent, ils se méprisent, ils se haïssent, ils se persécutent, ils s'égorgent très souvent pour des opinions également insensées : la moindre différence dans leurs notions religieuses les rend dès lors ennemis, les sépare d'intérêts, les met continuellement aux prises. Pour des conjectures théologiques des nations deviennent opposées à d'autres nations ; le souverain s'arme contre ses sujets ; les citoyens font la guerre à leurs concitoyens ; les pères détestent leurs enfants, ceux-ci plongent le glaive dans le sein de leurs pères ; les époux sont désunis, les parents se méconnaissent, tous les liens sont rompus ; la société se déchire de ses propres mains, tandis qu'au milieu de ces affreux désordres chacun prétend se conformer aux vues du dieu qu'il sert, et ne se fait aucun reproche des crimes qu'il commet pour sa cause."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 2e partie, Chapitre VIII, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 533-534.
"Qu'est-ce que la religion ? La religion est la loi qui est en nous, dans la mesure où elle reçoit sa force sur nous d'un législateur et d'un juge ; c'est une morale appliquée à la connaissance de Dieu. Si la religion n'est pas liée à la moralité, elle n'est qu'une recherche de faveurs. Or les cantiques, les prières, la fréquentation de l'église doivent seulement donner à l'homme de nouvelles forces et un nouveau courage pour s'améliorer, ou encore : elles ne doivent être que l'expression d'un cœur animé par la représentation du devoir. Ce ne sont point de bonnes œuvres, mais seulement une préparation aux bonnes œuvres et l'on ne saurait être agréable à l'Être suprême qu'en devenant un homme meilleur.
Chez l'enfant il faut commencer par la loi qu'il porte en lui. L'homme est à ses propres yeux méprisable lorsqu'il est vicieux. Ce mépris est fondé dans l'homme lui-même et il n'existe pas seulement du fait que Dieu a défendu le mal. En effet il n'est pas nécessaire que le législateur soit aussi le créateur de la loi. C'est ainsi qu'un prince peut interdire le vol en ses États, sans qu'il puisse pour cela être nommé le créateur de l'interdiction du vol. Par là l'homme apprend à voir que sa bonne conduite seule peut le rendre digne du bonheur. La loi divine doit se manifester en même temps comme loi naturelle, car elle n'est pas arbitraire. C'est pourquoi la religion est comprise en toute moralité."
Kant, Réflexions sur l'éducation, 1776-1787, tr. fr. Philonenko, Vrin, 2004, p. 192-193.
"Qu'est-ce donc, au demeurant, la religion ? La religion est la loi présente en nous pour autant qu'elle reçoit son poids d'un législateur et juge au-dessus de nous [...]. Chants de louange, prières, fréquentation de l'église ne sont destinés qu'à donner à l'homme des forces nouvelles, un courage neuf pour s'amender, ou à servir d'expression à un cœur animé de la représentation du devoir. Elles ne sont que préparations à des oeuvres de bien, mais non oeuvres de bien elles-mêmes, et l'on ne saurait se rendre agréable à l'Être suprême qu'en devenant meilleur.
Il faut commencer auprès de l'enfant par la loi qu'il porte en lui. L'homme perdu de vices est méprisable à ses propres yeux. Ce mépris a son fondement en l'homme même, et il n'en est nullement ainsi parce que Dieu a interdit le mal. Point n'est besoin en effet que le législateur soit en même temps l'auteur de la loi. Ainsi un prince peut dans son pays interdire le vol sans qu'on puisse parler de lui comme de l'auteur de l'interdit de voler. L'homme puise à cette source la claire vision que sa bonne conduite seule le rend digne du bonheur. La loi divine doit apparaître en même temps loi naturelle, car elle n'est pas arbitraire. De là vient que la religion entre dans la moralité."
Kant, Réflexions sur la religion, 1776-1787.
"La religion, qui est fondée simplement sur la théologie, ne saurait contenir quelque chose de moral. On n'y aura d'autres sentiments que celui de la crainte, d'une part, et l'espoir de la récompense de l'autre, ce qui ne produira qu'un culte superstitieux. Il faut donc que la moralité précède et que la théologie la suive, et c'est là ce qui s'appelle la religion.
La loi considérée en nous s'appelle la conscience. La conscience est proprement l'application de nos actions à cette loi. Les reproches de la conscience resteront sans effet, si on ne les considère pas comme les représentants de Dieu, dont le siège sublime est bien élevé au-dessus de nous, mais qui a établi en nous un tribunal. Mais d'un autre côté, quand la religion ne se joint pas à la conscience morale, elle est aussi sans effet. On pense servir Dieu en le louant, par exemple, en célébrant sa puissance, sa sagesse, sans songer à remplir les lois divines, sans même connaître cette sagesse et cette puissance et sans les étudier. On cherche dans ces louanges comme un narcotique pour sa conscience, ou comme un oreiller sur lequel on espère reposer tranquillement".
Kant, Propos de pédagogie, De l'éducation pratique, Pléiade III, p. 1199.
"La morale, qui est fondée sur le concept de l'homme, en tant qu'être libre s'obligeant pour cela même, par sa raison à des lois inconditionnées, n'a besoin ni de l'Idée d'un Être différent, supérieur à lui pour qu'il connaisse son devoir, ni d'un autre mobile que la loi même pour qu'il l'observe. [...] Donc en ce qui la concerne (aussi bien objectivement quant au vouloir que subjectivement, quant au pouvoir), la morale n'a aucunement besoin de la religion, mais se suffit à elle-même, grâce à la raison pure pratique En effet, puisque ses lois obligent en vertu de la simple forme de légalité universelle des maximes, qu'on doit prendre en conformité avec elle, comme condition suprême (elle-même inconditionnée) de toutes les fins, elle n'a d'une manière générale, aucunement besoin d'un motif matériel déterminant le libre arbitre, c'est-à-dire d'une fin, ni pour reconnaître en quoi consiste le devoir, ni pour être poussé à le faire ; mais elle peut et elle doit, quand il s'agit de devoir, faire abstraction de toutes les fins. [...]
De la morale cependant une fin se dégage ; car il est impossible que la raison soit indifférente à la réponse faite à cette question : que peut-il donc résulter de ce bien agir qui est le nôtre et vers quoi pourrions-nous, même si cela ne dépendait pas entièrement de notre puissance, diriger notre activité, comme vers une fin, afin qu'il y ait tout au moins accord avec elle. Il ne s'agira certes que de l'Idée d'un objet qui comprend, réunis en lui, la condition formelle de toutes les fins qui sont les nôtres (le bonheur conforme à l'observation du devoir), c'est-à-dire l'Idée d'un Souverain Bien dans le monde, dont la possibilité nous oblige à admettre un Être suprême, moral très saint, et tout puissant, pouvant seul unir les deux éléments qu'il comporte".
Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Préface à la première édition (, 1793, tr. fr.M. Naar, Paris, 2000, Vrin, p. 67-69.
"Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais l'expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni dernière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l'homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion. L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme".
Sartre, L'existentialisme est un humanisme, 1946, Folio essais, p. 39-40.